II

Florentino Ariza, en revanche, n’avait cessé de penser un seul instant à Fermina Daza après que celle-ci l’eut repoussé sans appel à la suite de longues amours malheureuses, et depuis lors s’étaient écoulés cinquante et un ans, neuf mois et quatre jours. Il n’avait pas eu à faire le compte de l’oubli en marquant d’un trait quotidien les murs d’un cachot parce qu’il n’y avait eu de jour que quelque chose n’arrivât et ne le fît se souvenir d’elle. À l’époque de la rupture, il avait vingt-deux ans et habitait seul avec sa mère, Transita Ariza, la moitié d’une maison louée rue des Fenêtres, où celle-ci, très jeune, avait ouvert une mercerie et effilochait de vieilles chemises et de vieux chiffons afin de les revendre comme charpie pour les blessés de guerre. Il était son fils unique, né d’une liaison occasionnelle avec Pie V Loayza, armateur connu, l’un des trois frères qui avaient fondé la Compagnie fluviale des Caraïbes et donné, grâce à elle, une impulsion nouvelle à la navigation à vapeur sur le Magdalena.

Pie V Loaysa mourut quand l’enfant avait dix ans. Bien qu’en secret il eût toujours pourvu à ses besoins, il ne le reconnut jamais devant la loi pas plus qu’il n’assura son avenir, de sorte que florentino Ariza portait le nom de sa mère encore que sa véritable filiation fût de notoriété publique. Après la mort de son père, Florentino Ariza dut abandonner l’école pour entre comme apprenti aux postes où il était chargé d’ouvrir les sacs, de classer les lettres et de prévenir le public de l’arrivée du courrier en hissant à la porte du bureau le drapeau d’où il provenait.

Son bon sens attira l’attention du télégraphiste, un immigré allemand du nom de Lotario Thugut, qui jouait aussi de l’orgue lors des grandes cérémonies dans la cathédrale et donnait des cours de musique à domicile. Lotario Thugut lui enseigna le morse et comment se servir du système de transmission télégraphique, et les premières leçons de violon suffirent pour que Florentino Ariza continuât d’en jouer d’oreille, comme un professionnel. Lorsqu’il connut Fermina Daza, à l’âge de dix-huit ans, il était le garçon le plus en vue de son milieu, celui qui dansait le mieux les danses à la mode, récitait par coeur des poésies sentimentales, toujours à la disposition de ses amis pour offrir à leurs fiancées des sérénades pour violon seul. Il avait déjà le visage émacié, des cheveux d’Indien domptés avec de la pommade odorante et des lunettes de myope qui accentuaient son air désemparé. En plus de son problème de vue, il souffrait d’une constipation chronique qui l’obligea toute sa vie à s’administrer des lavements purgatifs. Il n’avait qu’un seul costume de fête, héritage du père mort, mais Tránsito Ariza en prenait si grand soin que chaque dimanche il était comme neuf. En dépit de son teint hâve, de son effacement et de ses vêtements sombres, il était la coqueluche des jeunes filles de son entourage qui tiraient en secret au sort pour jouer à qui resterait avec lui, et lui jouait à rester avec elles, jusqu’au jour où il rencontra Fermina Daza et où c’en fut fini de son innocence.

Il la vit pour la première fois un après-midi que Lotario Thugut l’avait chargé de porter un télégramme à une personne sans domicile du nom de Lorenzo Daza qu’il dénicha près du petit parc des Évangiles, dans une maison très ancienne et presque en ruine dont le jardin intérieur ressemblait au cloître d’une abbaye, avec des mauvaises herbes dans les jardinières et un puits en pierre asséché. Florentino Ariza ne perçut aucun bruit humain lorsqu’il suivit la servante aux pieds nus sous les arcades de la galerie où se trouvaient des cartons de déménagement que l’on n’avait pas encore ouverts, des outils de maçon entre des restes de chaux et des sacs de ciment empilés car la maison était l’objet d’une restauration radicale. Au fond du jardin il y avait un bureau provisoire où, assis devant la table, un homme très gros, avec des favoris bouclés qui se mélangeaient à la moustache, faisait la sieste. Il s’appelait en effet Lorenzo Daza et n’était guère connu en ville car il était arrivé un peu moins de deux ans auparavant et n’était pas homme à avoir beaucoup d’amis.

Il reçut le télégramme comme le prolongement d’un rêve de mauvais augure. Florentino Ariza observa les yeux livides avec une sorte de compassion officielle, observa les doigts incertains qui essayaient de rompre le cachet, observa la crainte qu’il avait tant de fois vue dans le coeur de tant de destinataires qui ne parvenaient pas encore à penser aux télégrammes sans les associer à la mort. En le lisant il redevint maître de lui-même. Il soupira : « Bonnes nouvelles. » Et il tendit à Florentino Ariza les cinq réaux de rigueur en lui faisant comprendre avec un sourire de soulagement qu’il ne les lui eût pas donnés si les nouvelles avaient été mauvaises. Puis il le renvoya après lui avoir serré la main, ce qui n’était pas l’habitude avec un messager du télégraphe, et la servante l’accompagna jusqu’au portail de la rue, non tant pour le reconduire que pour le surveiller. Ils parcoururent en sens inverse le même chemin sous la galerie, mais cette fois Florentino Ariza sut que quelqu’un d’autre habitait la maison car une voix de femme qui récitait une leçon de lecture emplissait la clarté du jardin. En passant devant la lingerie il vit, par la fenêtre, une femme d’un certain âge et une très jeune fille, assises sur deux chaises se touchant presque, qui suivaient la lecture dans le même livre ouvert sur les genoux de la femme. La scène lui sembla curieuse : la jeune fille apprenait à lire à la mère. L’appréciation n’était qu’en partie correcte car la femme était la tante et non la mère de la fillette bien qu’elle l’eût élevée comme si elle avait été la sienne. Elles n’interrompirent pas la leçon mais la jeune fille leva les yeux pour voir qui passait devant la fenêtre et ce coup d’oeil fortuit fut l’origine d’un cataclysme d’amour qui, un demi-siècle plus tard, ne s’était pas encore apaisé.

La seule chose que Florentino Ariza parvint à savoir de Lorenzo Daza fut qu’il était arrivé de San Juan de la Ciénaga peu après l’épidémie de choléra avec sa fille unique et sa soeur célibataire, et que ceux qui l’avaient vu débarquer n’avaient pas douté qu’il venait s’installer ici car il apportait avec lui tout le nécessaire pour bien garnir une maison. Sa femme était morte alors que l’enfant était encore très petite. La soeur s’appelait Escolástica, elle avait quarante ans et avait fait voeu de ne sortir dans la rue qu’en habit de franciscaine et de porter chez elle la cordelette nouée autour de la taille. La fille avait treize ans et portait le même prénom que sa mère : Fermina.

On supposait que Lorenzo Daza avait des ressources car il vivait sans exercer de métier et avait acheté argent comptant la maison des Évangiles dont la restauration avait dû lui coûter au moins le double des deux cents pesos-or qu’il avait payés pour elle. Sa fille faisait ses études au collège de la Présentation de la Très Sainte Vierge où, depuis deux siècles, les demoiselles de la bonne société apprenaient l’art et le métier d’épouse diligente et soumise. Aux temps de la colonie et durant les premières années de la république, n’y étaient admises que les héritières de grands noms. Mais les vieilles familles ruinées par l’indépendance avaient dû se soumettre à la réalité des temps nouveaux, et le collège avait ouvert ses portes à toutes les aspirantes qui pouvaient payer, sans distinction de naissance mais à la condition essentielle qu’elles fussent les filles légitimes de couples catholiques. De toute façon c’était un collège cher, et que Fermina Daza y fît ses études était en soi un indice de la situation économique de la famille bien qu’il ne le fût pas de sa condition sociale. Ces nouvelles réjouirent Florentino Ariza car elles lui signifiaient que la belle adolescente aux yeux en amandes était à portée de ses rêves. Cependant, la stricte éducation du père se révéla très vite un inconvénient insurmontable. À la différence des autres élèves qui se rendaient au collège en groupe ou accompagnées par une servante d’âge mûr, Fermina Daza y allait toujours avec sa vieille fille de tante, et sa conduite indiquait qu’aucune distraction ne lui était permise.

Telle fut l’innocente façon dont Florentino Ariza inaugura sa vie mystérieuse de chasseur solitaire. Dès sept heures du matin, il s’asseyait seul sur le banc le moins visible du parc, feignant de lire un livre de poèmes à l’ombre des amandiers, et attendait de voir passer la jeune et inaccessible demoiselle avec son uniforme à rayures bleues, ses chaussettes montant jusqu’aux genoux, ses bottines à lacets de garçon et, dans le dos, attachée au bout par un ruban, une natte épaisse qui lui descendait jusqu’à la taille. Elle marchait avec une arrogance naturelle, la tête haute, le regard immobile, le pas rapide, le nez effilé, son cartable serré contre sa poitrine entre ses bras croisés, et sa démarche de biche semblait la libérer de toute pesanteur. À son côté, allongeant le pas à grand-peine, la tante, avec son habit de franciscaine, ne laissait pas le moindre interstice qui permît de s’approcher d’elle. Florentino Ariza les voyait passer quatre fois par jour, à l’aller et au retour, et une fois le dimanche à la sortie de la grand-messe, et la vue de la jeune fille lui suffisait. Peu à peu il se mit à l’idéaliser, à lui attribuer des vertus improbables, des sentiments imaginaires, et au bout de deux semaines il ne pensait plus qu’à elle. Il décida alors de lui envoyer un billet ordinaire, écrit des deux côtés de sa belle écriture de calligraphe. Mais il le conserva plusieurs jours dans sa poche, réfléchissant à la façon de le lui remettre, et tandis qu’il réfléchissait il écrivait d’autres feuillets avant de se mettre au lit, de sorte que la lettre originale se transforma en un dictionnaire de compliments inspirés des ouvrages qu’il avait appris par coeur à force de les lire pendant ses heures d’attente dans le parc.

Tout en cherchant comment remettre la lettre, il tenta de lier connaissance avec quelques élèves du collège de la Présentation, mais elles étaient trop éloignées de son monde. En outre, après avoir retourné la question dans sa tête, il ne lui sembla guère prudent que quelqu’un connût ses intentions. Il réussit cependant à savoir que, quelques jours après son arrivée, Fermina Daza avait été invitée à un bal du samedi et que son père ne lui avait pas donné la permission de s’y rendre. Il avait eu cette phrase définitive : « Chaque chose en son temps. » La lettre avait plus de soixante feuillets écrits recto verso quand Florentino Ariza ne put résister plus longtemps à l’oppression du secret et s’en ouvrit sans réserve à sa mère, la seule personne auprès de qui il s’autorisait quelques confidences. Tránsito Ariza fut émue jusqu’aux larmes par la candeur dont son fils faisait preuve en matière d’amours et tenta de l’éclairer de ses lumières. Elle commença par le convaincre de ne pas remettre ce pavé lyrique qui ne ferait qu’effrayer la demoiselle de ses rêves, qu’elle supposait aussi innocente que lui en affaires de coeur. Le premier pas, lui dit-elle, était de parvenir à éveiller son intérêt afin que la déclaration ne la prît pas par surprise et qu’elle eût le temps d’y penser.

« Mais surtout, lui dit-elle, celle qu’il te faut conquérir avant tout, c’est la tante. »

Les deux conseils étaient sages, sans doute, mais tardifs. En vérité, le jour où Fermina Daza s’était un instant distraite de la leçon de lecture qu’elle donnait à sa tante et avait levé les yeux pour voir qui passait sous la galerie, elle avait été frappée par l’aura de chien perdu de Florentino Ariza. Le soir, pendant le dîner, son père avait mentionné le télégramme et c’est ainsi qu’elle avait su ce que Florentino Ariza était venu faire chez elle et quel était son métier. Ces nouvelles accrurent son intérêt car, pour elle comme pour tant d’autres gens à l’époque, l’invention du télégraphe tenait de la magie. De sorte qu’elle reconnut Florentino Ariza dès le premier jour où elle le vit en train de lire sous les arbres du petit parc mais n’en éprouva nul trouble jusqu’à ce que la tante lui fît remarquer qu’il était là depuis plusieurs semaines. Puis, lorsqu’elles le virent tous les dimanches à la sortie de la messe, la tante ne douta plus que tant de rencontres ne pouvaient être fortuites. Elle dit : « Ce n’est sûrement pas pour moi qu’il se donne toute cette peine. » Car en dépit de sa conduite austère et de son habit de pénitente, la tante Escolástica Daza avait un instinct de la vie et une vocation de complicité qui étaient ses meilleures qualités, et la seule idée qu’un homme pût s’intéresser à sa nièce suscitait en elle une émotion irrésistible. Cependant, Fermina Daza était encore à l’abri de la simple curiosité de l’amour, et la seule chose que lui inspirait Florentino Ariza était un peu de pitié parce qu’elle le croyait malade. Mais la tante lui expliqua qu’il fallait avoir beaucoup vécu pour connaître le tempérament véritable d’un homme et qu’elle était quant à elle convaincue que celui qui s’asseyait dans le parc pour les regarder passer ne pouvait qu’être malade d’amour.

La tante Escolástica était un refuge de compréhension et d’affection pour l’enfant solitaire d’un mariage sans amour. Elle l’avait élevée depuis la mort de sa mère et, à l’égard de Lorenzo Daza, plus qu’une tante elle était une complice. Ainsi, l’apparition de Florentino Ariza fut pour elles une des nombreuses distractions intimes qu’elles avaient coutume d’inventer pour passer leurs temps morts. Quatre fois par jour, lorsqu’elles traversaient le parc des Évangiles, toutes deux s’empressaient de chercher d’un regard instantané la sentinelle émaciée, timide, minuscule petite chose presque toujours vêtue de noir malgré la chaleur, qui feignait de lire sous les arbres. « Il est là », disait celle qui le découvrait la première avant qu’il ne levât les yeux et vît les deux femmes rigides, distantes de sa vie, qui traversaient le parc sans le regarder.

« Pauvre petit, dit la tante. Il n’ose pas s’approcher parce que je suis avec toi, mais un jour, si ses intentions sont sérieuses, il essayera et il te remettra une lettre. »

Prévoyant toutes sortes d’adversités, elle lui enseigna à communiquer par signes de la main, recours indispensables des amours interdites. Ces espiègleries inattendues, presque puériles, emplissaient Fermina Daza d’une curiosité insolite mais pendant plusieurs mois elle n’imagina même pas que la chose pût aller plus loin. Elle ne sut jamais à quel moment l’amusement devint anxiété. Son sang bouillonnait tant elle avait besoin de le voir, et une nuit elle se réveilla épouvantée parce qu’elle l’avait vu qui la regardait dans le noir au pied du lit. Alors elle désira de toute son âme que s’accomplissent les pronostics de la tante, et supplia Dieu dans ses prières qu’il eût le courage de lui remettre la lettre, à seule fin de savoir ce qu’elle disait.

Mais ses suppliques ne furent pas entendues. Au contraire. C’était l’époque où Florentino Ariza était entré en confidences avec sa mère qui l’avait alors dissuadé de faire don des soixante-dix feuillets galants, de sorte que Fermina Daza continua d’attendre jusqu’à la fin de l’année. Son anxiété devenait désespoir à mesure qu’approchaient les vacances de décembre, car elle se demandait avec la plus grande inquiétude comment elle ferait pour le voir et pour qu’il la vît pendant les trois mois où elle n’irait pas au collège. La nuit de Noël, ses questions étaient toujours sans réponse lorsque tout à coup le pressentiment qu’il était là et la regardait dans la foule venue assister à la messe de minuit la fit trembler d’émotion, et l’affolement s’empara de son coeur. Elle n’osait tourner la tête car elle était assise entre son père et sa tante et dut se dominer pour qu’ils ne remarquassent pas son trouble. Mais dans la précipitation de la sortie, elle le sentit si proche, si présent au milieu de la bousculade, qu’une force irrésistible l’obligea à regarder par-dessus son épaule au moment où elle quittait l’église par la nef centrale. Alors, à deux centimètres de ses yeux, elle vit les deux yeux de glace, le visage livide, les lèvres pétrifiées par la peur de l’amour. Troublée par sa propre audace, elle agrippa le bras de la tante Escolástica pour ne pas tomber. Celle-ci sentit la sueur glacée de sa main à travers la mitaine de dentelle et la réconforta par un imperceptible signe de complicité inconditionnelle. Au milieu du vacarme des pétards et des tambours des naissances, des lanternes de toutes les couleurs suspendues aux arcades, et de la clameur d’une foule avide de paix, Florentino Ariza erra comme un somnambule jusqu’au lever du jour, regardant la fête à travers ses larmes, égaré par la sensation que ce n’était pas Dieu mais lui qui était né cette nuit-là.

Son délire augmenta la semaine suivante, à l’heure de la sieste, lorsqu’il passa sans espoir devant la maison de Fermina Daza et vit que celle-ci était assise avec sa tante sous les amandiers du portique. C’était une répétition en plein air du tableau qu’il avait vu le premier après-midi dans la lingerie : mais Fermina Daza était différente sans son uniforme de collégienne car elle portait une tunique de fil toute plissée qui lui tombait des épaules comme un péplum et elle avait sur la tête une guirlande de gardénias naturels qui lui donnait une apparence de déesse couronnée. Florentino Ariza s’assit dans le parc où il était sûr d’être vu mais au lieu de faire semblant de lire, il resta sans bouger, le livre ouvert et les yeux fixés sur l’irréelle jeune fille qui ne lui adressa pas même un regard charitable.

Au début il pensa que la leçon sous les amandiers était un changement occasionnel, dû peut-être aux interminables réparations de la maison, mais les jours suivants il comprit que Fermina Daza viendrait là, à portée de son regard, tous les après-midi à la même heure tant que dureraient les grandes vacances, et cette certitude lui communiqua une ardeur nouvelle. Il n’avait pas le sentiment d’être vu, ne remarqua pas le moindre signe d’intérêt ou de rejet, mais dans l’indifférence de Fermina Daza brillait une splendeur inconnue qui l’encouragea à persévérer. Soudain, un après-midi, vers la fin de janvier, la tante posa son ouvrage sur la chaise et laissa sa nièce seule devant la galerie au milieu du parterre de feuilles jaunes tombées des amandiers. Encouragé par la supposition irréfléchie que c’était là une occasion préméditée, Florentino Ariza traversa la rue et se posta devant Fermina Daza, si près qu’elle perçut les bruissements de sa respiration et l’effluve floral par lequel elle l’identifierait pour le restant de sa vie. Il lui parla la tête haute et avec une détermination qu’il ne devait retrouver qu’un demi-siècle plus tard et pour la même cause.

« La seule chose que je vous demande c’est d’accepter une lettre », lui dit-il.

Ce n’était pas la voix que Fermina Daza attendait : elle était nette et révélait une maîtrise qui n’avait rien à voir avec la langueur des manières. Sans lever les yeux de l’ouvrage, elle répondit : « Je ne peux l’accepter sans la permission de mon père. » Florentino Ariza trembla d’émotion en entendant la chaleur de cette voix dont le timbre étouffé resterait gravé dans sa mémoire jusqu’à la fin de sa vie. Mais il tint bon et répliqua sans plus attendre : « Obtenez-la. » Puis il adoucit son ordre d’une supplique : « C’est une question de vie ou de mort. » Fermina Daza ne le regarda pas, elle n’interrompit pas sa broderie, mais sa décision entrebâilla une porte par où pouvait passer le monde entier.

« Revenez tous les après-midi, lui dit-elle, et attendez que je change de chaise. »

Florentino Ariza ne comprit pas ce qu’elle avait voulu dire jusqu’au lundi de la semaine suivante, lorsqu’il vit depuis le banc du petit parc la même scène que d’habitude à une variante près : lorsque la tante Escolástica entra dans la maison, Fermina Daza se leva et s’assit sur l’autre chaise. Florentino Ariza, un camélia blanc à la boutonnière de sa redingote, traversa alors la rue et s’arrêta devant elle. Il dit : « C’est le plus beau jour de ma vie. » Fermina Daza ne leva pas les yeux vers lui mais parcourut les environs d’un regard circulaire et vit dans la torpeur de la sécheresse les rues désertes et un tourbillon de feuilles mortes emportées par le vent.

« Donnez-la-moi », dit-elle.

Florentino Ariza avait pensé lui apporter les soixante-dix feuillets qu’il pouvait réciter par coeur à force de les avoir lus, mais il avait fini par se décider pour une demi-feuille sobre et explicite où il lui jurait l’essentiel : une fidélité à toute épreuve et son amour à jamais. Il la sortit de la poche intérieure de sa redingote et la mit sous les yeux de la brodeuse intimidée qui n’osait toujours pas le regarder. Elle vit l’enveloppe bleue trembler dans la main pétrifiée de terreur, et tendit son métier à broder afin qu’il y déposât la lettre car elle ne pouvait admettre qu’il pût remarquer que ses doigts à elle aussi tremblaient. C’est alors que l’incident eut lieu : un oiseau s’agita entre le feuillage des amandiers et la fiente tomba juste sur l’ouvrage. Fermina Daza écarta le métier, le cacha derrière la chaise afin que Florentino Ariza ne s’aperçût pas de ce qui venait d’arriver et le regarda pour la première fois, le visage en feu. Florentino Ariza, impassible, la lettre à la main, dit : « Ça porte bonheur. » Elle le remercia d’un premier sourire, lui arracha presque la lettre, la plia et la cacha dans son corsage. Il lui offrit alors le camélia qu’il portait à la boutonnière. Elle le refusa : « C’est une fleur de fiançailles. » Et sans plus attendre, consciente que le temps s’écourtait, elle se réfugia de nouveau dans sa réserve.

« Maintenant, partez, dit-elle, et ne revenez que lorsque je vous le dirai. »

Lorsque Florentino Ariza l’avait vue pour la première fois, sa mère avait tout compris avant même qu’il ne la mît au courant parce qu’il avait perdu l’appétit et passait des nuits entières à se tourner et se retourner dans son lit. Mais lorsqu’il commença à attendre la réponse à sa première lettre, son anxiété se compliqua de diarrhées et de vomissements verts, il perdit le sens de l’orientation, souffrant d’évanouissements subits, et sa mère fut terrorisée parce que son état ne ressemblait pas aux désordres de l’amour mais aux ravages du choléra. Le parrain de Florentino Ariza, un ancien homéopathe qui avait été le confident de Tránsito Ariza en ses années d’amante clandestine, s’alarma à la simple vue du malade car le pouls était faible, la respiration sableuse, et il avait la sueur blafarde des moribonds. Mais l’examen ne révéla ni fièvre ni douleurs et la seule chose concrète qu’il ressentait était une nécessité urgente de mourir. Des questions insidieuses adressées à lui d’abord puis à sa mère suffirent au médecin pour constater une fois de plus que les symptômes de l’amour sont identiques à ceux du choléra. Il prescrivit des infusions de fleurs de tilleul pour calmer ses nerfs et suggéra un changement d’air afin qu’il pût trouver un réconfort dans la distance, mais ce à quoi aspirait Florentino Ariza était tout le contraire : jouir de son martyre.

Tránsito Ariza était une quarteronne libre, avec un instinct de bonheur gâché par la pauvreté, et elle se complaisait dans les souffrances de son fils comme si elles eussent été siennes. Elle lui faisait boire des infusions lorsqu’elle le sentait délirer et l’enveloppait dans des couvertures de laine pour l’empêcher de trembler en même temps qu’elle l’encourageait à se délecter de sa prostration.

« Profite de ce que tu es jeune pour souffrir autant que tu peux, lui disait-elle, ça ne durera pas toute la vie. »

Au bureau de poste, bien sûr, on ne pensait pas de même. Florentino Ariza se laissait aller à la négligence et était distrait au point de confondre les drapeaux avec lesquels il annonçait l’arrivée du courrier, si bien que le mercredi il hissait le drapeau allemand alors que venait d’arriver le bateau de la Leyland Company avec le courrier de Liverpool, et le lendemain celui des États-Unis au moment où accostait le navire de la Compagnie générale transatlantique avec le courrier de Saint-Nazaire. Ces confusions de l’amour provoquaient une telle pagaille dans la distribution et entraînaient de telles protestations du public que si Florentino Ariza ne perdit pas son travail ce fut parce que Lotario Thugut le garda comme télégraphiste et lui permit de jouer du violon avec le choeur de la cathédrale. Leur alliance était difficile à comprendre en raison de leur différence d’âge car l’un aurait pu être le grand-père et l’autre le petit-fils mais ils s’entendaient à merveille aussi bien dans le travail que dans les tavernes du port où, sans complexes de classe, venaient échouer les noctambules de tout acabit, depuis les petits poivrots de quatre sous jusqu’aux fils à papa en tenue de soirée qui s’échappaient des réceptions du Club social pour aller manger du mulet frit et du riz parfumé à la noix de coco. Lotario Thugut avait coutume de s’y rendre après la fermeture du télégraphe et bien souvent le petit jour le surprenait buvant du punch de la Jamaïque et jouant de l’accordéon avec les équipages insensés des goélettes des Antilles. Il était corpulent, avait le faciès d’une tortue, portait une barbe dorée et un bonnet phrygien qu’il mettait pour sortir la nuit, et il ne lui manquait qu’une ribambelle de clochettes pour ressembler à saint Nicolas. Une fois par semaine au moins il disparaissait avec une oiselle de nuit ainsi qu’il appelait celles qui, nombreuses, vendaient des amours d’urgence dans un hôtel de passe pour marins. Lorsqu’il connut Florentino Ariza, la première chose qu’il fit, non sans une certaine et magistrale délectation, fut de l’initier aux secrets de son paradis. Il choisissait pour lui les oiselles qui lui semblaient les meilleures, discutait avec elles le prix et la manière, et offrait de payer lui-même d’avance le service. Mais Florentino Ariza n’acceptait pas : il était vierge et avait décidé de ne cesser de l’être que par amour.

L’hôtel était un palais colonial déchu, dont les grands salons et les appartements de marbre avaient été divisés en alcôves de carton percé de trous d’aiguilles que l’on pouvait louer pour faire ou pour voir. On parlait de curieux à qui on avait crevé les yeux avec des aiguilles à tricoter, de certains qui reconnaissaient leur propre femme dans celles qu’ils épiaient, de messieurs de haut lignage qui venaient déguisés en poissardes pour se soulager avec des maîtres d’équipage occasionnels, et de tant et tant d’autres calamités survenues à tant et tant d’épiés et tant et tant d’épieurs, qu’à la seule idée de jeter un oeil dans la chambre voisine Florentino Ariza était rempli d’épouvante. De sorte que Lotario Thugut ne réussit pas à le convaincre que voir et se laisser voir étaient des raffinements de princes d’Europe.

À l’inverse de ce que laissait croire sa corpulence, Lotario Thugut avait une bistouquette de chérubin qui ressemblait à un bouton de rose, mais celui-ci devait être une heureuse anomalie car les oiselles les plus fanées se disputaient la chance de dormir avec lui, et leurs hurlements d’égorgées ébranlaient les fondations du palais et faisaient trembler d’épouvante leurs fantômes. On disait qu’il utilisait une pommade au venin de vipère qui échauffait l’arrière-train des femmes, mais lui jurait ne posséder d’autres ressources que celles que le bon Dieu lui avait données. Il disait, hurlant de rire : « De l’amour à l’état pur. » Bien des années s’écoulèrent avant que Florentino Ariza ne comprit qu’il avait peut-être raison. Il finit par s’en convaincre à une époque plus avancée de son éducation sentimentale, lorsqu’il fit la connaissance d’un homme qui menait une vie de château en exploitant trois femmes en même temps. Toutes trois lui rendaient des comptes au petit matin, s’humiliaient à ses pieds pour se faire pardonner leurs maigres gains, et la seule gratification à laquelle elles prétendaient était qu’il couche avec celle qui lui avait rapporté le plus d’argent. Florentino Ariza pensait que seule la terreur pouvait conduire à de telles abjections. Cependant une des trois filles le surprit par la vérité contraire.

« Ces choses-là, lui dit-elle, on ne peut les faire que par amour. »

Ce n’était pas tant pour ses vertus de fornicateur que pour son charme personnel que Lotario Thugut était devenu un des clients les plus appréciés de l’hôtel. Florentino Ariza, bien que muet et fuyant, gagna l’estime du patron et, à l’époque la plus difficile de ses tourments, il venait s’enfermer dans les alcôves suffocantes pour lire des vers et des feuilletons larmoyants, et ses rêveries déposaient des nids d’hirondelles obscures sur les balcons, des rumeurs de baisers et des battements d’ailes dans les marasmes de la sieste. En fin d’après-midi, lorsque la chaleur diminuait, il était impossible de ne pas entendre les conversations des hommes qui venaient se remettre de leur journée avec un amour à la sauvette. C’est ainsi que Florentino Ariza était au courant de confidences et même de quelques secrets d’État que des clients importants ou parfois les autorités locales confiaient à leurs amantes éphémères sans s’inquiéter qu’on les entendît ou non de la chambre voisine. De même, c’est ainsi qu’il apprit qu’à quatre lieues marines au nord de l’archipel de Sotavento était échoué depuis le XVIIe siècle un galion espagnol chargé de plus de cinq cents milliards de pesos en or pur et en pierres précieuses. Le récit le stupéfia mais il n’y repensa plus jusqu’à plusieurs mois plus tard, lorsque son amour fou éveilla en lui l’envie de repêcher la fortune engloutie pour que Fermina Daza pût prendre des bains dans des bassins d’or.

Quelques années plus tard, alors qu’il tentait de se rappeler comment était en réalité la demoiselle idéalisée par l’alchimie de la poésie, il ne pouvait la séparer des après-midi déchirés de cette époque. Même lorsqu’il la guettait sans être vu, en ces jours d’anxiété où il attendait une réponse à sa première lettre, il la voyait transfigurée dans la réverbération du début de l’après-midi, sous la fine pluie de fleurs des amandiers, là où quelle que fût l’époque de l’année c’était toujours avril. Accompagner Lotario Thugut au violon en haut de l’observatoire privilégié qu’était le choeur ne l’intéressait que parce qu’il pouvait voir la tunique de Fermina Daza onduler sous la brise des cantiques. Mais son propre égarement finit par le priver de ce plaisir car la musique mystique était à ce point insipide pour son âme qu’il tentait de l’exalter avec des valses d’amour, et Lotario Thugut fut contraint de le renvoyer du choeur. C’est à cette même époque qu’il céda à la convoitise de manger les plates-bandes de gardénias que Tránsito Ariza cultivait dans le jardin, et connut ainsi la saveur de Fermina Daza. Ce fut aussi l’époque où il trouva par hasard, dans une des malles de sa mère, un litre d’eau de Cologne que les marins de la Hamburg American Line vendaient en contrebande, et il ne résista pas à la tentation d’y goûter, anxieux de connaître d’autres saveurs de la femme aimée. Il but toute la nuit, s’enivrant de Fermina Daza jusqu’à la dernière goutte avec des gorgées abrasives, d’abord dans les tavernes du port puis, l’esprit absorbé dans la mer, sur les quais où les amants sans toit se consolaient en faisant l’amour, jusqu’à ce qu’il sombrât dans l’inconscience. Tránsito Ariza, qui l’avait attendu jusqu’à six heures du matin l’âme ne tenant qu’à un fil, le chercha dans les recoins les plus invraisemblables et peu après midi, le trouva vautré au milieu d’une mare de vomi fétide, dans une encoignure de la baie où allaient s’échouer les noyés.

Elle profita de la pause de la convalescence pour le sermonner sur la passivité avec laquelle il attendait une réponse à sa lettre. Elle lui rappela que les faibles jamais n’entreraient au royaume de l’amour, qui est un royaume inclément et mesquin, et que les femmes ne se donnent qu’aux hommes de caractère car ils leur communiquent la sécurité dont elles ont tant besoin pour affronter la vie. Tránsito Ariza ne put dissimuler un sentiment d’orgueil, plus concupiscent que maternel, lorsqu’elle le vit sortir de la mercerie vêtu de son costume noir, du chapeau melon, et avec ce lacet lyrique autour du col en Celluloïd. Elle lui demanda en plaisantant s’il allait à un enterrement. Il répondit, rouge jusqu’aux oreilles : « C’est presque la même chose. » Elle se rendit compte que la peur l’empêchait à moitié de respirer mais que sa détermination était invincible. Elle lui adressa ses dernières recommandations, le bénit, et lui promit, en riant aux larmes, une autre bouteille d’eau de Cologne pour célébrer ensemble la conquête.

Depuis qu’il avait remis la lettre, un mois auparavant, il avait plusieurs fois désobéi à sa promesse de ne plus retourner au petit parc tout en prenant bien soin de ne pas se faire voir. Rien n’avait changé. La leçon de lecture sous les arbres finissait vers les deux heures, lorsque la ville se réveillait de la sieste, et Fermina Daza poursuivait sa broderie aux côtés de la tante jusqu’à ce que la chaleur déclinât. Florentino Ariza n’attendit pas que celle-ci rentrât dans la maison et il traversa la rue à grandes enjambées martiales qui lui permirent de surmonter la défaillance de ses genoux. Cependant, ce n’est pas à Fermina Daza qu’il s’adressa mais à sa tante.

« Ayez l’obligeance de me laisser un moment avec mademoiselle, lui dit-il, j’ai une chose importante à lui dire.

— Malotru ! lui dit la tante. Il n’y a rien la concernant que je ne puisse entendre.

— Alors je ne lui dirai rien, répondit-il, mais je vous préviens que vous êtes responsable de ce qui arrivera. »

Ce n’étaient pas les manières qu’Escolástica Daza attendait du fiancé idéal, mais elle se leva effrayée car elle eut pour la première fois le sentiment troublant que Florentino Ariza parlait sous l’inspiration du Saint-Esprit. De sorte qu’elle entra dans la maison pour chercher d’autres aiguilles et laissa les deux jeunes gens seuls sous les amandiers du portique.

En réalité Fermina Daza savait bien peu de chose sur ce prétendant taciturne qui était apparu dans sa vie comme une hirondelle d’hiver et dont elle n’aurait pas même su le nom n’eût été la signature au bas de la lettre. Elle s’était renseignée et avait appris qu’il était le fils sans père d’une célibataire travailleuse et réservée mais à jamais marquée par le stigmate de feu d’une unique erreur juvénile. Elle savait aussi qu’il n’était pas le messager du télégraphe comme elle l’avait supposé mais un assistant bien qualifié avec un avenir prometteur, et elle croyait qu’il avait porté le télégramme à son père sous prétexte de la voir elle. Cette supposition l’émouvait. Elle savait aussi qu’il était l’un des musiciens du choeur et, alors qu’elle n’avait jamais osé lever la tête pendant la messe pour s’en assurer, elle eut un dimanche la révélation que tandis que les autres instruments jouaient pour tout le monde, le violon, lui, ne jouait que pour elle seule. Ce n’était pas le genre d’homme qu’elle eût choisi. Ses lunettes d’enfant perdu, sa tenue cléricale, ses procédés mystérieux avaient suscité en elle une curiosité à laquelle il était difficile de résister mais elle n’avait jamais pensé que la curiosité pût être une des nombreuses embûches de l’amour.

Elle-même ne s’expliquait pas pourquoi elle avait accepté la lettre. Elle ne s’en faisait pas reproche, mais l’obligation de plus en plus pressante d’y répondre était devenue une entrave à sa vie. Chaque mot de son père, chaque regard fortuit, ses gestes les plus courants lui semblaient parsemés de pièges destinés à découvrir son secret. Son état d’alerte était tel qu’elle évitait de parler à table de crainte qu’un faux pas ne la trahît, et elle devint évasive même avec la tante Escolástica qui partageait pourtant son anxiété refoulée comme si elle était sienne. Elle s’enfermait dans les cabinets à n’importe quelle heure, sans nécessité, et relisait la lettre en essayant d’y découvrir un code secret, une formule magique cachée sous l’une des trois cent quatorze lettres des cinquante-huit mots, dans l’espoir qu’elles disent plus que ce qu’elles disaient. Mais elle ne trouva rien qu’elle n’eût déjà compris à la première lecture lorsqu’elle avait couru s’enfermer dans les toilettes, le coeur chaviré, et avait déchiré l’enveloppe dans l’espoir qu’elle contînt une lettre longue et fébrile, et n’avait trouvé qu’un billet parfumé dont la détermination l’avait effrayée.

Au début elle n’avait pas pris au sérieux l’idée d’être obligée de répondre, mais la lettre était si explicite qu’il n’y avait pas moyen d’y échapper. En attendant, dans le tourbillon du doute, elle se surprenait à penser à Florentino Ariza plus souvent et avec plus d’intérêt qu’elle ne voulait se le permettre et allait même jusqu’à se demander, chagrinée, pourquoi il n’était pas dans le parc à l’heure habituelle car elle ne se souvenait pas qu’elle-même l’avait prié de ne pas revenir tant qu’elle penserait à la réponse. De sorte qu’elle finit par penser à lui comme jamais elle n’eût imaginé que l’on pouvait penser à quelqu’un, le pressentant là où il n’était pas, le désirant là où il ne pouvait être, s’éveillant soudain avec la sensation physique qu’il la contemplait dans l’obscurité tandis qu’elle dormait, et l’après-midi où elle entendit son pas résolu sur le tapis de feuilles jaunes du petit parc, il lui en coûta de croire que son imagination n’était pas en train de lui jouer un autre tour. Mais lorsqu’il réclama la réponse avec une autorité qui n’avait rien à voir avec sa langueur, elle surmonta son épouvante et tenta de fuir par les chemins de la vérité : elle ne savait pas quoi répondre. Mais Florentino Ariza n’avait pas franchi un abîme pour se laisser effrayer par les autres.

« Si vous avez accepté la lettre, lui dit-il, il est impoli de ne pas y répondre. »

Ce fut la fin du labyrinthe. Fermina Daza, maîtresse d’elle-même, s’excusa de son retard et lui donna sa parole d’honneur qu’il aurait une réponse avant la fin des vacances. Elle la tint. Le dernier vendredi de février, trois jours avant la réouverture des classes, la tante Escolástica alla au bureau du télégraphe demander combien coûtait un télégramme pour Piedras de Moler, un village qui ne figurait même pas sur la liste des services, et laissa Florentino Ariza s’occuper d’elle comme s’ils ne s’étaient jamais vus. Mais en sortant elle fit semblant d’oublier sur le guichet un bréviaire relié en peau de lézard dans lequel il y avait une enveloppe en papier de lin avec une vignette dorée. Éperdu de bonheur, Florentino Ariza passa le reste de l’après-midi à manger des roses et à lire la lettre, à la relire mot à mot une fois et une fois encore, mangeant d’autant plus de roses qu’il la lisait et la relisait, et à minuit il l’avait lue tant de fois et avait mangé tant de roses que sa mère dut le cajoler comme un petit veau pour lui faire avaler une décoction d’huile de ricin.

Ce fut une année d’amour exalté. L’un et l’autre ne vivaient que pour penser à l’autre, rêver de l’autre, attendre les lettres de l’autre avec autant d’anxiété qu’ils en éprouvaient pour y répondre. Jamais au cours de ce printemps de délire, pas plus que l’année suivante, ils n’eurent l’occasion de communiquer de vive voix. Pire encore : depuis le jour où ils s’étaient vus pour la première fois jusqu’au moment où, un demi-siècle plus tard, il lui renouvela sa détermination, ils n’eurent jamais l’occasion de se voir tête à tête et de se conter leur amour. Mais pendant les trois premiers mois pas un seul jour ne s’écoula sans qu’ils s’écrivissent et à une certaine époque ils s’écrivaient même deux fois par jour, jusqu’à ce que la tante Escolástica prît peur de la voracité du brasier qu’elle avait elle-même allumé.

Après la première lettre, qu’elle avait portée au bureau du télégraphe non sans un relent de vengeance sur son propre sort, elle avait autorisé un échange de messages presque quotidien lors de rencontres dans la rue qui semblaient fortuites, mais elle n’eut pas le courage de parrainer une conversation, aussi banale et momentanée fût-elle. Au bout de trois mois, cependant, elle comprit que sa nièce n’était pas sous l’emprise d’un coup de foudre juvénile comme elle l’avait d’abord cru au début, mais que cet incendie amoureux était une menace pour sa propre vie. En fait Escolástica Daza n’avait d’autre moyen de subsistance que la charité de son frère et elle savait que le caractère tyrannique de celui-ci ne lui pardonnerait jamais d’avoir ainsi trompé sa confiance. Mais à l’heure de la décision elle n’eut pas le coeur de causer à sa nièce l’irréparable infortune qu’elle-même n’avait cessé de ruminer depuis sa jeunesse, et elle l’autorisa à utiliser un stratagème qui lui laissait l’illusion de l’innocence. La méthode était simple : Fermina Daza déposait sa lettre dans une cachette sur son parcours quotidien entre la maison et le collège, et dans cette même lettre indiquait à Florentino Ariza l’endroit où elle espérait trouver la réponse. Florentino Ariza faisait de même. Ainsi, les problèmes de conscience de la tante Escolástica furent déposés tout au long de l’année sur les fonts baptismaux des églises, dans les creux des troncs d’arbres et les brèches des forteresses coloniales en ruine. Parfois les lettres étaient trempées de pluie, tachées de boue, déchirées par l’adversité, certaines se perdirent pour des raisons diverses mais ils trouvèrent toujours le moyen de renouer le contact.

Florentino Ariza écrivait toutes les nuits sans pitié envers lui-même, s’empoisonnant mot après mot avec la fumée des lampes à huile de corozo dans l’arrière-boutique de la mercerie, et ses lettres devenaient d’autant plus longues et fantasques qu’il s’efforçait d’imiter ses poètes favoris de la « Bibliothèque populaire », laquelle à cette époque atteignait déjà les quatre-vingts volumes. Sa mère, qui l’avait incité avec tant d’ardeur à se complaire dans ses tourments, commença à s’inquiéter pour sa santé. « Tu vas perdre la tête, lui criait-elle depuis sa chambre dès qu’elle entendait chanter les coqs. Aucune femme ne mérite ça. » Elle ne se souvenait pas d’avoir vu quiconque dans un pareil état. Mais il ne l’écoutait pas. Certains jours il arrivait au bureau les cheveux ébouriffés d’amour après avoir passé une nuit blanche et déposé la lettre dans la cachette indiquée afin que Fermina Daza la trouvât sur le chemin de l’école. Elle, en revanche, subordonnée à la surveillance de son père et à l’espionnage des bonnes soeurs, parvenait à peine à écrire une demi-feuille de cahier, enfermée dans les toilettes ou en faisant semblant de prendre des notes en classe. Mais tant à cause de la hâte et de ses craintes que de son caractère, ses lettres se limitaient à raconter les incidents de sa vie quotidienne dans le style bon enfant d’un journal de bord. En réalité c’étaient des lettres pour se distraire, destinées à maintenir la braise sans mettre la main au feu. Impatient de lui communiquer sa propre folie, il lui envoyait des vers de miniaturiste gravés à la pointe d’une épingle sur les pétales des camélias. Ce fut lui et non elle qui eut l’audace de glisser une mèche de cheveux dans une lettre mais il ne reçut jamais la réponse désirée, une mèche entière de la tresse de Fermina Daza. Du moins obtint-il qu’elle franchît un pas de plus, car elle commença à lui envoyer des nervures de feuilles desséchées dans des dictionnaires, des ailes de papillons, des plumes d’oiseaux magiques et lui offrit pour son anniversaire un centimètre carré de l’habit de saint Pierre Claver, qu’à l’époque on vendait en cachette à un prix inaccessible pour une écolière de son âge. Une nuit, alors que rien ne l’avait annoncé, Fermina Daza fut réveillée en sursaut par la sérénade d’une unique valse pour violon seul. Elle fut bouleversée par la révélation que chaque note était une action de grâces pour les pétales de ses herbiers, pour le temps volé à l’arithmétique afin d’écrire ses lettres, pour la peur qu’elle éprouvait pendant les examens lorsqu’elle pensait plus à lui qu’aux sciences naturelles, mais elle n’osa pas croire que Florentino Ariza fût capable d’une telle imprudence.

Le lendemain matin, pendant le petit déjeuner, Lorenzo Daza ne put résister à la curiosité. D’abord parce qu’il ignorait ce que signifiait dans le langage des sérénades un unique morceau, ensuite parce qu’en dépit de l’attention avec laquelle il l’avait écouté il n’avait pu savoir avec précision devant quelle maison on l’avait joué. La tante Escolástica, avec un sang-froid qui redonna courage à sa nièce, affirma avoir vu derrière les persiennes le violoniste solitaire à l’autre bout du parc et que jouer un seul morceau signifiait une rupture. Ce jour-là, dans sa lettre, Florentino Ariza confirma qu’il était bien l’homme de la sérénade et qu’il avait lui-même composé la valse qui portait le nom qu’il donnait dans son coeur à Fermina Daza : la Déesse couronnée. Il ne revint pas jouer dans le parc mais les nuits de pleine lune il se postait avec son violon dans des endroits choisis exprès pour qu’elle pût l’entendre sans sursauter dans son lit. Un de ses lieux préférés était le cimetière des pauvres, exposé au soleil et à la pluie, en haut d’une colline indigente où dormaient les charognards et où la musique atteignait des résonances surnaturelles. Plus tard, il apprit à connaître la direction des vents et avait ainsi la certitude que sa musique arrivait là où elle le devait.

En août de la même année, une nouvelle guerre civile, parmi les nombreuses qui ravageaient le pays depuis plus d’un demi-siècle, menaça de s’étendre et le gouvernement décréta la loi martiale et le couvre-feu à six heures du soir dans toutes les provinces du littoral caribéen. Bien que quelques désordres se fussent déjà produits et que la troupe commît toutes sortes d’abus punitifs, la perplexité de Florentino Ariza était telle qu’il ne savait rien de l’état du monde, et une patrouille militaire le surprit un beau matin en train de perturber la chasteté des morts par ses provocations amoureuses. Il échappa par miracle à une exécution sommaire, accusé d’être un espion envoyant des messages en clef de sol aux navires libéraux qui rôdaient dans les eaux voisines.

« Je n’en ai rien à foutre de vos espions, dit Florentino Ariza, moi je ne suis qu’un pauvre amoureux. »

Il dormit trois nuits, fers aux pieds, dans les cachots de la garnison locale. Mais quand on le libéra il se sentit frustré par la légèreté de la peine, et aux temps de sa vieillesse, alors que tant d’autres guerres se mélangeaient dans sa tête, il continuait de penser qu’il était le seul homme de la ville et peut-être même du pays à avoir traîné des fers de cinq livres pour raison d’amour.

Deux années d’échanges épistolaires frénétiques allaient s’achever lorsque Florentino Ariza, dans une lettre d’un seul paragraphe, fit à Fermina Daza une proposition formelle de mariage. Au cours des six mois précédents il lui avait envoyé à plusieurs reprises un camélia blanc qu’elle lui restituait dans sa lettre de réponse afin qu’il ne doutât pas qu’elle était disposée à continuer de lui écrire, mais non à accepter un engagement. En fait, elle avait toujours pris les allées et venues du camélia comme un marivaudage et jamais elle n’avait eu l’idée de le considérer comme un signe du destin. Mais lorsque arriva la proposition formelle, elle se sentit déchirée par le premier coup de griffe de la mort. Prise de panique, elle raconta tout à la tante Escolástica et celle-ci assuma la confidence avec le courage et la lucidité qu’elle n’avait pas eus à vingt ans lorsqu’elle s’était vue forcée de décider de son propre sort.

« Réponds oui, lui dit-elle. Même si tu es morte de peur et même si tu dois t’en repentir plus tard, parce que de toute façon tu te repentirais toute ta vie d’avoir répondu non. »

Cependant, Fermina Daza était si troublée qu’elle demanda un temps de réflexion. Elle demanda d’abord un mois, puis un autre et un autre encore et au quatrième mois, alors qu’elle n’avait toujours pas répondu, elle reçut de nouveau le camélia blanc, non pas seul dans l’enveloppe comme les autres fois mais avec la notification péremptoire que cette fois-ci était la dernière : maintenant ou jamais. Ce fut au tour de Florentino Ariza de voir la mort en face ce même après-midi, lorsqu’il reçut une enveloppe avec un bout de papier arraché à la marge d’un cahier d’écolier avec la réponse écrite au crayon noir sur une seule ligne : C’est d’accord, je vous épouse si vous me promettez de ne jamais me faire manger d’aubergines.

Florentino Ariza ne s’attendait pas à cette réponse mais sa mère oui. Six mois plus tôt, lorsqu’il lui avait pour la première fois fait part de son intention de se marier, Tránsito Ariza avait entrepris des démarches afin de louer toute la maison que jusqu’alors elle partageait avec deux autres familles. C’était un bâtiment civil de deux étages, datant du XVIIe siècle, qui avait abrité le Monopole du tabac lors de la domination espagnole et que les propriétaires ruinés avaient dû louer par morceaux car ils manquaient de ressources pour l’entretenir. La partie qui donnait sur la rue avait autrefois servi de dépense, celle au fond de la cour pavée avait abrité l’usine, et il y avait de grandes écuries que les actuels locataires utilisaient en commun pour laver et sécher le linge. Tránsito Ariza occupait la partie de devant, la plus utile et la mieux conservée, bien que la plus petite. Dans l’ancienne dépense se trouvait la mercerie, avec un portail donnant sur la rue et à côté, dans le vieux dépôt qui ne possédait d’autre aération qu’un oeil-de-boeuf, dormait Tránsito Ariza. L’arrière-boutique était grande comme la moitié de la salle et séparée de celle-ci par un paravent en bois. Il y avait une table et quatre chaises pour manger et pour écrire, et c’était là que Florentino Ariza accrochait son hamac lorsque l’aube ne le surprenait pas en train d’écrire. L’espace était suffisant pour deux mais pas pour trois et moins encore pour une jeune fille du collège de la Présentation de la Très Sainte Vierge dont le père avait restauré et laissé comme neuve une maison en ruine alors que des familles à sept particules dormaient dans la terreur que les toits de leurs demeures ne leur tombassent sur la tête pendant leur sommeil. De sorte que Tránsito Ariza avait obtenu du propriétaire l’autorisation d’occuper aussi la galerie du patio à condition de maintenir la maison en bon état pendant cinq ans.

Elle en avait les moyens. Outre les revenus réels de la mercerie et des charpies hémostatiques, qui eussent suffi à son modeste train de vie, elle avait multiplié ses économies en prêtant à une clientèle de nouveaux pauvres humiliés qui acceptaient ses taux d’usure excessifs en contrepartie de sa discrétion. Des dames au port de reine descendaient de carrosse devant le portail de la mercerie, sans duègnes ni domestiques gênants et, feignant d’acheter de la dentelle de Hollande et des galons de passementerie, mettaient en gage entre deux sanglots les derniers oripeaux de leur paradis perdu. Tránsito Ariza les tirait d’affaire avec tant de considération pour leur rang que beaucoup d’entre elles s’en retournaient plus reconnaissantes de l’honneur que de la faveur. Au bout de dix ans à peine, elle connaissait comme s’ils étaient siens les bijoux tant de fois sauvés puis remis en gage au milieu des larmes, et lorsque son fils décida de se marier, les profits convertis en or de bon aloi étaient enterrés sous le lit dans une amphore. Elle fit ses comptes et découvrit que non contente de pouvoir entretenir la maison pendant cinq ans, avec la même astuce et un peu de chance elle pourrait avant sa mort l’acheter pour les douze petits-enfants qu’elle désirait avoir. Florentino Ariza, quant à lui, avait été nommé premier assistant intérimaire du télégraphe, et Lotario Thugut voulait lui laisser la direction du bureau lorsqu’il prendrait, l’année suivante, celle de l’école de télégraphie et de magnétisme.

De sorte que l’aspect matériel du mariage était résolu. Cependant, Transita Ariza crut prudent d’y mettre deux conditions finales. La première, bien savoir qui était Lorenzo Daza, dont l’accent ne laissait aucun doute sur ses origines, mais dont nul ne connaissait de source certaine l’identité et les moyens. La seconde, que les fiançailles fussent longues afin que les fiancés pussent se connaître à fond l’un l’autre et que l’on observât la plus stricte réserve jusqu’à ce que tous deux se sentissent tout à fait sûrs de leur affection. Elle suggéra d’attendre la fin de la guerre. Florentino Ariza donna son accord pour garder le secret absolu, tant en raison des motifs invoqués par sa mère que de sa propre tendance à l’hermétisme. Il fut aussi d’accord pour prolonger les fiançailles, mais le terme fixé lui parut irréel car, en plus d’un demi-siècle d’indépendance, le pays n’avait pas connu un seul jour de paix.

« On sera vieux avant que ça finisse », dit-il.

Son parrain, l’homéopathe, qui participait par hasard à la conversation, ne pensait pas que les guerres fussent un inconvénient. Pour lui elles n’étaient que des revendications de pauvres traités comme des bêtes de somme par les seigneurs de la terre, contre des soldats en guenilles traités de la même manière par le gouvernement.

« C’est à la campagne qu’il y a la guerre, dit-il. Depuis que je suis celui que je suis, en ville ce n’est pas avec des balles qu’on nous tue mais avec des décrets. »

En tout cas, les détails des fiançailles furent conclus par lettres au cours de la semaine suivante. Fermina Daza, conseillée par la tante Escolástica, accepta la durée de deux ans et le secret absolu, et suggéra à Florentino Ariza de demander sa main lorsqu’elle aurait terminé ses études secondaires, aux vacances de Noël. Ils se mettraient alors d’accord sur la façon d’officialiser les fiançailles selon l’approbation qu’elle obtiendrait de son père. Entre-temps, ils continuèrent de s’écrire avec la même ardeur et la même fréquence mais sans les rapports d’autrefois, et les lettres prirent un ton familier qui ressemblait déjà à celui de deux époux. Rien ne perturbait leurs rêveries.

La vie de Florentino Ariza avait changé. L’amour partagé lui avait donné une assurance et une force qu’il n’avait jamais connues et son travail en devint si efficace que Lotario Thugut put sans difficulté le faire nommer second en titre. Le projet de l’école de télégraphie et de magnétisme avait échoué et l’Allemand consacrait ses loisirs à la seule chose qu’en réalité il aimait, jouer de l’accordéon au port, boire de la bière avec les marins et terminer le tout à l’hôtel de passe. Beaucoup de temps s’écoula avant que Florentino Ariza ne s’aperçût que l’influence de Lotario Thugut dans ce lieu de plaisir se devait à ce qu’il avait fini par devenir propriétaire de l’établissement et imprésario des oiselles du port. Il l’avait acheté petit à petit, avec ce qu’il avait économisé d’année en année, et celui qui lui servait de couverture était un petit homme maigre et borgne qui ressemblait à une brosse et avait un coeur si tendre que nul ne comprenait comment il pouvait être un aussi bon gérant. Mais il l’était. Du moins c’est ce que Florentino Ariza crut comprendre lorsque le gérant lui déclara, sans qu’il le lui eût demandé, qu’une chambre lui était réservée en permanence aussi bien pour résoudre ses problèmes de bas-ventre quand il se déciderait à en avoir, que pour avoir à sa disposition un endroit tranquille où lire et écrire ses lettres d’amour. De sorte que pendant les longs mois qui manquaient pour officialiser les fiançailles, il passa plus de temps là-bas qu’à son bureau ou chez lui, et il y eut des époques où Tránsito Ariza ne le voyait que lorsqu’il venait changer de linge.

La lecture devint chez lui un vice insatiable. Depuis qu’elle lui avait appris à lire, sa mère lui achetait des livres illustrés d’auteurs nordiques que l’on vendait comme livres pour enfants mais qui en réalité étaient les plus cruels et les plus pervers qu’on pût lire à n’importe quel âge. Quand il avait cinq ans, Florentino Ariza les récitait par coeur aussi bien en classe qu’aux veillées de l’école, mais leur fréquentation ne diminua pas sa terreur. Au contraire elle l’accrut. Passer à la poésie fut comme un baume. À l’âge de la puberté, il avait déjà avalé, par ordre d’apparition, tous les volumes de la « Bibliothèque populaire » que Tránsito Ariza achetait aux bouquinistes de la porte des Écrivains et où l’on trouvait de tout, depuis Homère jusqu’au moins méritoire des poètes locaux. Quel que fût l’ouvrage, il le lisait, comme un ordre de la fatalité, et toutes ces années de lecture ne lui suffirent pas pour distinguer parmi tout ce qu’il avait lu ce qui était bon de ce qui ne l’était pas. La seule chose qu’il savait c’est qu’entre la prose et la poésie il préférait la poésie et parmi celle-ci les poèmes d’amour que, sans le vouloir, il apprenait par coeur dès la seconde lecture avec d’autant plus de facilité que la rime et le rythme étaient bons et qu’ils étaient désespérés.

Ils furent la source originelle des premières lettres à Fermina Daza dans lesquelles apparaissaient des conciliabules entiers et sans retouches des romantiques espagnols, et ainsi en alla-t-il jusqu’à ce que la vie l’obligeât à s’occuper d’affaires plus terrestres que les affres de l’amour. À cette époque, il avait franchi un pas en direction des feuilletons larmoyants et autres proses de son temps plus profanes encore. Il avait appris à pleurer avec sa mère en lisant les poètes locaux que l’on vendait sur les places et sous les porches à trois sous la feuille. Mais en même temps, il était capable de réciter par coeur la poésie castillane la plus distinguée du Siècle d’or. En général, il lisait tout ce qui lui tombait sous la main et dans l’ordre où cela tombait, au point que longtemps après les dures années de son premier amour, alors qu’il n’était déjà plus jeune, il lut de la première à la dernière page les vingt volumes du « Trésor de la jeunesse », toute la collection des « Classiques Garnier » traduits en espagnol, et les ouvrages plus faciles que publiait don Vicente Blasco Ibáñez dans la collection « Prométhée ».

En tout cas, ses libertinages dans l’hôtel de passe ne se limitèrent pas à la lecture et à la rédaction de lettres fébriles, mais l’initièrent aux secrets de l’amour sans amour. La vie de la maison commençait après la mi-journée lorsque ses amies les oiselles se levaient telles que leur mère les avait mises au monde, et quand Florentino Ariza arrivait de son travail, il trouvait un palais peuplé de nymphes les fesses au vent qui commentaient à grands cris les secrets de la ville appris sur l’oreiller de la bouche même de leurs protagonistes. Beaucoup exhibaient dans leur nudité des stigmates du passé : cicatrices de coups de couteau au ventre, éclats de balles, zébrures d’estafilades amoureuses, coutures de césariennes de bouchers. Certaines, pendant la journée, faisaient venir leurs jeunes enfants, fruits infortunés de chagrins ou d’imprudences juvéniles, et dès qu’ils arrivaient elles les déshabillaient afin qu’ils ne se sentissent pas différents au paradis de la nudité. Chacune faisait sa cuisine et nul ne mangeait mieux que Florentino Ariza lorsqu’elles l’invitaient parce qu’il choisissait ce que chacune préparait de meilleur. C’était une fête quotidienne qui durait jusqu’au crépuscule lorsque les filles nues défilaient en chantant vers les salles de bains, échangeaient savons, brosses à dents, ciseaux, se coupaient les cheveux les unes aux autres, se prêtaient leurs robes, se peinturluraient comme des clowns lugubres et partaient chasser leurs premières proies de la nuit. La vie de la maison devenait alors impersonnelle, déshumanisée, et il était impossible de la partager sans payer.

Nulle part ailleurs Florentino Ariza n’était plus à son aise depuis qu’il connaissait Fermina Daza car c’était l’unique endroit où il ne se sentait pas seul. Plus encore : la maison finit par être l’unique lieu où il se sentait en sa compagnie. Peut-être était-ce pour les mêmes raisons que vivait là une femme d’un certain âge, élégante, à la splendide chevelure argentée, qui ne prenait jamais part à la vie naturelle des jeunes femmes nues et à qui ces dernières vouaient un respect sacramentel. Un fiancé prématuré l’avait conduite ici lorsqu’elle était jeune et l’avait abandonnée à son sort après l’avoir savourée pendant quelque temps. Elle avait, malgré cette tache, fait un bon mariage. Lorsqu’à un âge déjà avancé elle resta seule, deux fils et trois filles se disputèrent le plaisir de l’emmener habiter chez eux, mais aucun endroit ne lui parut plus digne pour vivre que cet hôtel de tendres dépravées. Sa chambre était son unique foyer, ce qui la rapprocha d’emblée de Florentino Ariza dont elle disait qu’il serait un jour un savant célèbre dans le monde entier car il était capable d’enrichir son âme par des lectures même au paradis de la lubricité. Florentino Ariza, de son côté, avait fini par lui vouer tant d’affection qu’il l’aidait à faire ses courses et son marché, et de temps en temps passait l’après-midi avec elle. Il pensait que c’était une femme savante dans les choses de l’amour car elle l’éclaira beaucoup sur le sien sans qu’il eût besoin de lui révéler son secret.

Si avant de connaître l’amour de Fermina Daza il n’était pas tombé dans les innombrables tentations à portée de sa main, encore moins pensait-il y succomber alors qu’elle était sa promise officielle. Florentino Ariza vivait avec les filles, partageait leurs plaisirs et leurs misères mais ni lui ni elles n’avaient l’idée d’aller plus loin. Un fait imprévu confirma la sévérité de sa détermination. Un jour, vers six heures du soir, alors que les filles s’habillaient pour recevoir leurs clients de la nuit, la chambrière de l’étage entra chez lui : une femme jeune, mais vieillie et terreuse, qui semblait une pénitente habillée au milieu de la gloire des filles nues. Il la voyait tous les jours sans que lui-même se sentît vu : elle passait dans les chambres avec les balais, un seau à ordures et une serpillière spéciale pour ramasser les préservatifs usagés. Elle entra dans le cagibi où Florentino Ariza lisait comme d’habitude, et comme d’habitude elle balaya avec un soin extrême afin de ne pas le déranger. Soudain elle passa près du lit et il sentit une main tendre et tiède à la fourche de son ventre, il la sentit le chercher, il la sentit le trouver, il la sentit le déboutonner tandis que sa respiration à elle emplissait la pièce. Il fit semblant de lire jusqu’au moment où, n’en pouvant plus, il se déroba.

Elle prit peur car la première recommandation qu’on lui avait faite en l’engageant comme femme de ménage était qu’elle ne tentât pas de coucher avec les clients. Il n’avait pas été nécessaire de le lui répéter car elle était de celles qui pensaient que la prostitution n’est pas coucher pour de l’argent mais coucher avec des inconnus. Elle avait deux enfants, chacun d’un mari différent, non parce qu’ils avaient été des aventures éphémères mais parce qu’elle n’avait pas réussi à en aimer un qui revînt après la troisième fois. Elle avait jusque-là été une femme sans urgences, prédisposée par sa nature à attendre sans désespérer, mais la vie de cette maison était plus forte que ses vertus. Elle commençait son travail à six heures du soir et passait toute la nuit de chambre en chambre, les nettoyant en quatre coups de balai, ramassant les préservatifs et changeant les draps. Il était difficile d’imaginer la quantité de choses que les hommes laissaient après l’amour. Ils laissaient du vomi et des larmes, ce qui semblait compréhensible, mais ils laissaient aussi beaucoup d’énigmes de l’intimité : flaques de sang, emplâtres d’excréments, yeux de verre, montres en or, dentiers, reliquaires ornés de frisons dorés, lettres d’amour, d’affaires, de condoléances : lettres de tout. Certains revenaient chercher ce qu’ils avaient perdu, mais la plupart le laissaient là, et Lotario Thugut enfermait leurs choses à clef, pensant que tôt ou tard ce palais en ruine, avec ses milliers d’objets personnels oubliés, serait un musée de l’amour.

Le travail était dur et mal payé mais elle le faisait bien. Par contre, elle ne pouvait supporter les sanglots, les gémissements, les grincements des ressorts des lits qui se sédimentaient dans son sang avec tant de fièvre et de douleur qu’au petit jour elle ne pouvait dominer son désir de coucher avec le premier mendiant qu’elle croiserait dans la rue ou avec un ivrogne égaré qui lui en ferait la faveur, sans autres prétentions ni interrogations. L’apparition d’un homme sans femme comme Florentino Ariza, jeune et propre, fut un don du ciel car dès le premier instant elle se rendit compte qu’il était comme elle : un assoiffé d’amour. Mais il resta insensible à ses avances. Il se gardait vierge pour Fermina Daza et il n’y avait nulle force, nulle raison au monde qui pût le détourner de ce but.

Telle était sa vie quatre mois avant la date prévue pour annoncer les fiançailles, lorsque Lorenzo Daza se présenta un matin à sept heures au bureau du télégraphe et le demanda. Comme Florentino Ariza n’était pas encore arrivé, il l’attendit, assis sur le banc, jusqu’à huit heures dix, ôtant de son doigt pour la passer à un autre la lourde chevalière en or couronnée d’une opale authentique, et lorsqu’il le vit entrer il reconnut d’emblée le messager du télégraphe et l’attrapa par le bras.

« Venez avec moi, jeune homme, lui dit-il. Vous et moi nous allons bavarder cinq minutes, d’homme à homme. »

Florentino Ariza, aussi vert qu’un mort, se laissa emmener. Il n’était pas préparé à une telle rencontre parce que Fermina Daza n’avait trouvé ni l’occasion ni le moyen de le prévenir. En fait, la semaine précédente, la soeur Franca de la Luz, supérieure du collège de la Présentation de la Très Sainte Vierge, était entrée dans la classe pendant le cours de notions de cosmogonie, silencieuse comme un serpent et, en épiant les élèves par-dessus leurs épaules, elle avait découvert que Fermina Daza faisait semblant de prendre des notes sur son cahier alors qu’en réalité elle écrivait une lettre d’amour. La faute, selon le règlement du collège, était punie d’expulsion. Convoqué d’urgence au rectorat, Lorenzo Daza découvrit la gouttière par laquelle s’écoulait son régime de fer. Fermina Daza, avec sa fierté congénitale, se déclara coupable de la lettre mais refusa de révéler l’identité du fiancé secret, refusa de nouveau devant le conseil de discipline qui, pour cette raison, confirma le verdict d’expulsion. Son père se livra à une perquisition en règle de la chambre qui jusque-là avait été un sanctuaire inviolable, et dans le double fond de la malle il trouva trois années de lettres enrubannées enfouies avec autant d’amour qu’elles avaient été écrites. La signature ne laissait aucun doute, mais Lorenzo Daza ne put croire ni à cet instant ni plus tard que sa fille ne connût du fiancé clandestin que le métier de télégraphiste et la passion du violon.

Convaincu qu’une relation aussi difficile n’était possible que grâce à la complicité de sa soeur, il n’accorda pas même à cette dernière la grâce d’une excuse et la fit embarquer sans autre forme de procès sur la goélette de San Juan de la Ciénaga. Fermina Daza ne se consola jamais de la dernière image qu’elle garda d’elle, l’après-midi où elle dit adieu devant le portail à une tante osseuse et couleur de cendre, brûlante de fièvre dans son habit marron, et la vit disparaître dans la bruine du petit parc avec les seuls biens qui lui restaient : son baluchon de vieille fille et, enveloppé dans un mouchoir qu’elle tenait serré dans son poing, de quoi survivre un mois. À peine libérée de la tutelle de son père, Fermina Daza la fit chercher dans toutes les provinces des Caraïbes, s’enquit d’elle auprès de tous ceux qui auraient pu la connaître et ne retrouva sa trace qu’une trentaine d’années plus tard en recevant une lettre qui avait mis pour arriver beaucoup de temps et était passée par beaucoup de mains, et dans laquelle on l’informait qu’elle était morte à la léproserie des Eaux de Dieu. Lorenzo Daza n’avait pas prévu la férocité avec laquelle sa fille allait réagir à la punition injuste dont avait été victime la tante Escolástica qu’elle avait toujours identifiée à la mère dont elle se souvenait à peine. Elle s’enferma à double tour dans sa chambre, sans boire ni manger, et lorsqu’il obtint qu’elle lui ouvrît enfin, d’abord par des menaces ensuite avec des suppliques mal dissimulées, il trouva une panthère blessée qui avait à jamais perdu ses quinze ans.

Il tenta de la séduire par toutes sortes de cajoleries, il essaya de lui faire comprendre qu’à son âge l’amour n’est qu’un mirage, il s’efforça de la convaincre avec douceur de lui rendre les lettres et de retourner au collège demander pardon à genoux, et il lui donna sa parole d’honneur qu’il serait le premier à l’aider à être heureuse avec un prétendant plus digne. Mais c’était comme parler à un mort. Vaincu, il finit par perdre les étriers un lundi midi pendant le déjeuner, et tandis qu’il s’étranglait, au bord de l’apoplexie, entre jurons et blasphèmes, elle appuya sur sa gorge la pointe du couteau à couper la viande, sans faire de tragédie mais d’une main ferme et avec un regard pétrifié dont il n’osa relever le défi. Ce fut alors qu’il prit le risque de parler cinq minutes d’homme à homme avec le funeste aventurier qu’il ne se rappelait pas avoir vu et qui s’était mis en travers de sa vie à un si mauvais moment. Par habitude, avant de sortir, il saisit le revolver qu’il eut soin de cacher sous sa chemise.

Florentino Ariza n’était pas encore remis de son émotion que Lorenzo Daza le conduisit par le bras à travers la place de la Cathédrale jusqu’aux arcades du café de la Paroisse, et l’invita à s’asseoir à la terrasse. À cette heure-ci ils étaient les seuls clients et une matrone noire frottait le carrelage de l’énorme salle aux carreaux ébréchés et sales, où les chaises étaient encore posées à l’envers sur les tables de marbre. Florentino Ariza y avait très souvent vu Lorenzo Daza jouer et boire du vin au tonneau avec les Asturiens du marché qui se querellaient à grands cris à propos d’autres guerres chroniques qui n’étaient pas les nôtres. Bien des fois, conscient de la fatalité de l’amour, il s’était demandé comment serait la rencontre qui tôt ou tard aurait lieu et que nul pouvoir humain ne saurait empêcher car elle était inscrite depuis toujours dans leur destin à tous deux. Il l’imaginait comme une altercation inégale, d’abord parce que dans ses lettres Fermina Daza l’avait mis en garde contre le caractère irascible de son père, ensuite parce que lui-même avait remarqué que ses yeux semblaient courroucés même lorsqu’il poussait de grands éclats de rire devant la table de jeu. Tout en lui n’était que tribut à la vulgarité : le ventre ignoble, le parler emphatique, les favoris de lynx, les mains rustres et l’annulaire comprimé par la chevalière en opale. L’unique expression émouvante, que Florentino Ariza reconnut dès l’instant où il le vit marcher, était cette même démarche de biche qu’avait sa fille. Cependant, quand Lorenzo Daza lui désigna une chaise pour qu’il s’assît, il le trouva aussi rude qu’il en avait l’air et ne reprit son souffle que lorsqu’il l’invita à prendre un anis. Florentino Ariza n’en avait jamais bu à huit heures du matin mais il accepta, reconnaissant, car il en avait un besoin urgent.

Lorenzo Daza, en effet, ne mit pas plus de cinq minutes pour en venir là où il voulait, et le fit avec une sincérité désarmante qui finit par troubler Florentino Ariza. À la mort de son épouse, il s’était imposé comme unique dessein de faire de sa fille une grande dame. La route était longue et incertaine pour un trafiquant de mules qui ne savait ni lire ni écrire et dont la réputation de voleur de bestiaux était moins bien prouvée que colportée à discrétion dans toute la province de San Juan de la Ciénaga. Il alluma un cigare de muletier et se plaignit : « Une mauvaise réputation c’est pire qu’une mauvaise santé. » Cependant, dit-il, le véritable secret de sa fortune était qu’aucune de ses mules ne travaillait autant et aussi bien que lui, même en ces temps difficiles de guerre, lorsque au matin les villages étaient en cendres et les campagnes dévastées. Bien que sa fille n’eût jamais été au courant de la préméditation de son destin, elle se conduisait comme une complice enthousiaste. Elle était intelligente et méthodique au point d’avoir appris à lire à son père à peine avait-elle su lire elle-même, et à douze ans son sens des réalités lui eût permis de tenir la maison sans l’aide de la tante Escolástica. Il soupira : « C’est une mule en or. » Lorsque sa fille eut terminé l’école primaire, avec dix dans toutes les matières et le tableau d’honneur à la remise des prix, il comprit que San Juan de la Ciénaga était trop étroit pour ses rêves. Alors il liquida terres et bêtes et entreprit le voyage avec une ardeur nouvelle et soixante-dix mille pesos-or jusqu’à cette ville en ruine et aux gloires mitées, où une femme belle et élevée à l’ancienne avait encore la possibilité de renaître grâce à un mariage fortuné. L’irruption de Florentino Ariza était un écueil imprévu dans ce plan obstiné. « C’est une prière que je suis venu vous adresser », dit Lorenzo Daza. Il trempa la pointe de son cigare dans l’anis, le suça avant de l’allumer et conclut d’une voix affligée :

« Écartez-vous de notre route. »

Florentino Ariza l’avait écouté en buvant à petites gorgées l’eau-de-vie d’anis, à ce point absorbé dans les révélations du passé de Fermina Daza qu’il ne se demanda même pas ce qu’il allait dire quand ce serait son tour de parler. Mais le moment venu il se rendit compte que tout ce qu’il dirait compromettrait son avenir.

« Vous lui avez parlé ? dit-il.

— Cela ne vous regarde pas, dit Lorenzo Daza.

— Je vous le demande, dit Florentino Ariza, parce qu’il me semble que c’est à elle de décider.

— Pas question, dit Lorenzo Daza. C’est une affaire d’hommes qui doit se régler entre hommes. »

Le ton était devenu menaçant et un client à une table voisine se retourna pour les regarder. Florentino Ariza parla plus bas mais avec dans la voix la résolution la plus impérieuse dont il était capable.

« De toute façon, dit-il, je ne peux rien vous répondre avant de savoir ce qu’elle en pense. Ce serait une trahison. »

Alors Lorenzo Daza se renversa en arrière sur sa chaise, les paupières humides et rouges, son oeil gauche tourna dans son orbite et resta tordu vers l’extérieur. Lui aussi baissa le ton.

« Ne m’obligez pas à tirer sur vous », dit-il.

Florentino Ariza sentit son ventre s’emplir d’une écume glacée. Mais sa voix ne trembla pas car il se sentait en même temps illuminé par le Saint-Esprit.

« Tirez, dit-il, la main sur le coeur. Il n’est plus grande gloire que de mourir d’amour. »

Lorenzo Daza dut le regarder en biais, comme le font les perroquets, pour que son oeil tordu pût le voir. Il ne prononça pas les trois mots, il les cracha syllabe à syllabe :

« Fils-de-pu-te. »

Cette même semaine il emmena sa fille pour le grand voyage de l’oubli. Il ne lui donna aucune explication mais entra avec fracas dans sa chambre, les moustaches sales d’une colère mêlée de bave de tabac, et lui intima l’ordre de faire ses bagages. Comme elle lui demandait où ils allaient, il répondit : « À la mort. » Effrayée par cette réponse qui ressemblait trop à la vérité, elle tenta de lui faire front avec le même courage que les jours précédents, mais il ôta sa ceinture à boucle en cuivre massif, l’enroula autour de son poing et frappa sur la table un coup de sangle qui résonna dans toute la maison comme un coup de feu. Fermina Daza connaissait fort bien la portée et les limites de ses propres forces, de sorte qu’elle fit un paquet de deux nattes et d’un hamac, et prépara deux grandes malles avec tous ses effets, certaine que ce serait un voyage sans retour. Avant de s’habiller elle s’enferma dans les cabinets et parvint à écrire à Florentino Ariza une courte lettre d’adieu sur une feuille arrachée au bloc de papier hygiénique. Puis elle coupa sa tresse à hauteur de la nuque, l’enroula dans un coffret de velours brodé de fils d’or et la fit porter avec la lettre.

Ce fut un voyage dément. L’étape initiale dura à elle seule onze jours et ils l’effectuèrent à dos de mule, en compagnie d’une caravane de muletiers andins, par les corniches de la Sierra Nevada, abrutis par les soleils cruels ou trempés par les pluies horizontales d’octobre, le souffle presque toujours pétrifié par la vapeur endormante des précipices. Au troisième jour de route, une mule affolée par les taons roula au fond du ravin avec son muletier entraînant la cordée tout entière, et le hurlement de l’homme et de la grappe des sept bêtes amarrées les unes aux autres rebondissait encore dans les ravins et les escarpements plusieurs heures après le désastre et continua de résonner pendant des années et des années dans la mémoire de Fermina Daza. Tous ses bagages furent précipités dans le vide avec les mules mais pendant l’instant séculaire que dura la chute jusqu’à l’extinction au fond du précipice du hurlement de terreur, elle ne pensa pas au malheureux muletier mort ni à la caravane déchiquetée mais à la cruauté du sort qui avait voulu que sa propre mule ne fût pas encordée aux autres.

C’était la première fois qu’elle montait un animal, mais la terreur et les pénuries indescriptibles du voyage ne lui auraient pas semblé aussi amères n’eût été la certitude que plus jamais elle ne reverrait Florentino Ariza ni ne posséderait la consolation de ses lettres. Depuis le début du voyage elle n’avait pas adressé la parole à son père et celui-ci était si mal à l’aise qu’il ne lui parlait que dans les cas indispensables ou lui faisait parvenir des messages par les muletiers. Lorsque le sort leur fut plus favorable, ils trouvèrent une auberge où l’on servait une nourriture de campagne qu’elle refusa de manger et où on louait des paillasses souillées de sueurs et d’urines ranees. Le plus souvent, cependant, ils passaient la nuit dans des campements indiens, dans des dortoirs en plein air bâtis au bord des chemins avec des rangées de piquets et des toits de palmes, où quiconque débarquait avait droit de rester jusqu’à l’aube. Fermina Daza ne put dormir une nuit entière, transpirant de peur, percevant dans l’obscurité le va-et-vient des voyageurs mystérieux qui attachaient leurs bêtes aux piquets et accrochaient leurs hamacs où ils le pouvaient.

Le soir, lorsqu’ils arrivaient les premiers, l’endroit était tranquille et dégagé, mais à l’aube il s’était transformé en une place de foire, où s’amoncelaient des hamacs accrochés à toutes les hauteurs, où des Indiens dormaient accroupis, entre les bêlements des chèvres que l’on avait attachées, l’affolement des coqs de combat à l’intérieur de leurs cageots de pharaons et le mutisme haletant des chiens sauvages à qui on avait appris à ne pas aboyer à cause des dangers de la guerre. Ces indigences étaient familières à Lorenzo Daza qui avait passé la moitié de sa vie à faire de la contrebande dans la région, et au petit matin il rencontrait presque toujours de vieux amis. Pour sa fille c’était une perpétuelle agonie. La puanteur des chargements de poisson salé ajoutée à l’inappétence propre à la nostalgie finirent par lui faire oublier l’habitude de manger, et si elle ne devint pas folle de désespoir ce fut parce qu’elle trouva toujours un réconfort dans le souvenir de Florentino Ariza. Elle ne doutait pas que cette terre fût celle de l’oubli.

La guerre était permanente. Depuis le début du voyage on parlait du danger de croiser des patrouilles éparpillées, et les muletiers leur avaient enseigné les diverses façons de savoir à quelle bande elles appartenaient afin qu’ils pussent agir en conséquence. Il n’était pas rare de rencontrer une troupe de soldats à cheval qui, sous les ordres d’un officier, levaient de nouvelles recrues en les attrapant au lasso comme des taurillons en pleine course. Accablée par tant d’horreurs, Fermina Daza avait oublié celui qui lui paraissait plus légendaire qu’imminent jusqu’à ce qu’une nuit une patrouille sans appartenance connue enlevât deux voyageurs de la caravane et les pendît aux branches d’un campano, à une demi-lieue du campement. Lorenzo Daza n’avait rien à voir avec eux, mais il ordonna de les dépendre et de leur donner une sépulture chrétienne, comme action de grâces pour ne pas avoir subi le même sort. C’était le moins qu’il pouvait faire. Les assaillants l’avaient réveillé en appuyant le canon d’un fusil sur son ventre, et un commandant en haillons, le visage barbouillé de noir de fumée, lui avait demandé en l’aveuglant avec une lampe s’il était libéral ou conservateur.

« Ni l’un ni l’autre, avait dit Lorenzo Daza. Je suis sujet espagnol.

— Tu as une sacrée veine ! » avait répondu le commandant. Et il lui avait dit adieu la main levée : « Vive le roi ! »

Deux jours plus tard ils descendaient vers la plaine lumineuse où était située la joyeuse bourgade de Valledupar. Il y avait des combats de coqs dans les cours, des musiques d’accordéon aux coins des rues, des cavaliers montés sur des chevaux de race, des pétards et des volées de cloches. On était en train de construire une pièce d’artifice en forme de château. Fermina Daza ne remarqua même pas les réjouissances. Ils s’arrêtèrent chez l’oncle Lisímaco Sánchez, frère de sa mère, qui était allé au-devant d’eux sur la grand-route à la tête d’une bruyante cavalcade de jeunes cousins montés sur les bêtes de meilleure race de toute la province, et ils parcoururent les rues du village au milieu du fracas des feux d’artifice. La maison se trouvait sur la grand-place, à côté de l’église coloniale maintes fois rapiécée, et elle ressemblait plutôt à la factorerie d’une hacienda à cause de ses grandes pièces ombragées et de sa galerie fleurant le vesou chaud, qui faisait face à un jardin d’arbres fruitiers.

À peine, dans les écuries, eurent-ils mis pied à terre que les salons de réception débordèrent d’une foule de parents inconnus qui pressaient Fermina Daza d’effusions insupportables car, écorchée par sa monture, morte de fatigue et le ventre vide, il lui était impossible d’aimer qui que ce fût en ce bas monde, et elle n’aspirait qu’à un coin tranquille et isolé pour pleurer. Sa cousine Hildebranda Sánchez, plus âgée de deux ans et qui possédait sa même fierté impériale, fut la seule à comprendre son état dès le premier instant où elle fit sa connaissance, car elle aussi se consumait dans les braises d’un amour téméraire. En fin d’après-midi, elle la conduisit dans la chambre qu’on avait préparée pour elles deux, et ne put comprendre comment elle était encore vivante avec les ulcères de feu qui brûlaient son fondement. Aidée de sa mère, une femme très douce qui ressemblait à son époux comme une soeur jumelle, elle calma ses brûlures avec des compresses d’arnica, tandis que les coups de tonnerre du château de poudre faisaient trembler les fondations de la maison.

Les visiteurs se retirèrent vers minuit. Au-dehors la fête se dispersa vers des endroits reculés, et la cousine Hildebranda prêta à Fermina Daza une chemise de nuit en madapolam et l’aida à se coucher dans un lit aux draps soyeux et aux oreillers de plume qui lui communiquèrent soudain la panique instantanée du bonheur. Lorsque enfin elles furent seules dans la chambre, elle tira le loquet et sortit de dessous le sommier de son lit une enveloppe de toile cachetée à la cire avec les emblèmes du télégraphe national. Il suffit à Fermina Daza de voir l’expression de malice radieuse de sa cousine pour que renaquît dans sa mémoire l’odeur pensive des gardénias blancs, puis elle tritura le cachet avec ses dents et barbota jusqu’au petit matin dans la mare de larmes des onze télégrammes enflammés.

Alors elle sut. Avant d’entreprendre le voyage, Lorenzo Daza avait commis l’erreur de l’annoncer par télégramme à son beau-frère Lisímaco Sánchez et celui-ci avait à son tour ventilé la nouvelle dans la famille, vaste et enchevêtrée, disséminée dans les nombreux bourgs et villages de la province. De sorte que Florentino Ariza put connaître l’itinéraire complet en même temps qu’il établissait un réseau fraternel de télégraphistes qui lui permit de suivre Fermina Daza à la trace jusqu’au dernier campement du cap de la Vela. Il resta ainsi en communication intense avec elle, depuis son arrivée à Valledupar où elle resta trois mois, jusqu’à la fin du voyage, à Riohacha, un an et demi plus tard, lorsque Lorenzo Daza, persuadé que sa fille l’avait enfin oublié, décida de rentrer chez lui. Sans doute n’était-il pas lui-même conscient du relâchement de sa surveillance, distrait comme il l’était pas les louanges de sa belle-famille qui, au bout de tant d’années, avait renoncé à ses préjugés tribaux et l’avait enfin admis à bras ouverts parmi les siens. La visite fut une réconciliation tardive bien que tel n’en eût pas été le but. En effet, la famille de Fermina Sánchez s’était opposée à cor et à cri à son mariage avec un immigré sans origine, hâbleur et grossier, qui était partout de passage et faisait avec des mules vagabondes un commerce trop simple pour être honnête. Lorenzo Daza avait joué le tout pour le tout car sa prétendante était la plus prisée d’une famille caractéristique de la région : un clan alambiqué de femmes redoutables et d’hommes au coeur tendre et à la gâchette facile, perturbés jusqu’à la démence par le sens de l’honneur. Cependant Fermina Sánchez s’était cramponnée à son caprice avec la détermination aveugle des amours contrariées et l’avait épousé contre l’avis de la famille, avec tant de hâte et tant de mystère que l’on aurait pu croire que ce n’était pas par amour mais pour recouvrir d’un manteau sacré un faux pas prématuré.

Vingt-cinq ans plus tard, Lorenzo Daza ne s’apercevait pas que son intransigeance envers les amours de sa fille était une répétition malsaine de sa propre histoire, et se plaignait de son malheur à ses beaux-frères, ceux-là mêmes qui s’étaient opposés à lui et s’étaient plaints autrefois devant les siens. Cependant, le temps qu’il perdait en lamentations, sa fille le gagnait en amours. Et tandis qu’il châtrait des taurillons et apprivoisait des mules sur les terres florissantes de ses beaux-frères, celle-ci s’en donnait à coeur joie avec une ribambelle de cousines commandées par Hildebranda Sánchez, la plus belle et la plus aimable, dont la passion sans avenir pour un homme de vingt ans de plus qu’elle, marié et père de famille, se contentait de regards furtifs.

Après leur séjour à Valledupar ils poursuivirent le voyage par les contreforts de la montagne, traversant des prairies en fleurs et des plateaux de rêve, et dans tous les villages ils furent reçus comme dans le premier, avec fanfares, feux d’artifices, de nouvelles cousines complices et des messages ponctuels au bureau du télégraphe. Fermina Daza s’aperçut bien vite que son arrivée à Valledupar n’avait pas été une exception et que dans cette province fertile tous les jours de la semaine étaient jours de fête. Les visiteurs dormaient là où les surprenait la nuit, mangeaient là où les trouvait la faim, car dans les maisons aux portes grandes ouvertes il y avait toujours un hamac suspendu et un pot-au-feu composé de trois viandes cuisant dans l’âtre pour le cas où, comme il en allait presque toujours, quelqu’un arriverait avant le télégramme annonçant sa venue. Hildebranda Sánchez accompagna sa cousine tout le reste du voyage, la conduisant à un rythme allègre à travers le labyrinthe de son lignage, jusqu’à la source de ses origines. Fermina Daza se retrouva, se sentit pour la première fois maîtresse d’elle-même, se sentit accompagnée et protégée, les poumons emplis d’un air de liberté qui lui rendit la sérénité et la volonté de vivre. À la fin de sa vie elle devait encore évoquer ce voyage, de plus en plus présent à sa mémoire, avec la lucidité perverse de la nostalgie.

Un soir, elle rentra de sa promenade quotidienne bouleversée par la révélation qu’elle pouvait être heureuse sans amour et même contre l’amour. La révélation l’inquiéta car une de ses cousines avait surpris une conversation de ses parents avec Lorenzo Daza au cours de laquelle celui-ci avait avancé l’idée de concerter les épousailles de sa fille avec l’unique héritier de la fortune fabuleuse de Cleofás Moscote. Fermina Daza le connaissait. Elle l’avait vu caracoler au centre des places sur des chevaux parfaits, avec des harnachements si somptueux qu’on eût dit des ornements de messe. Il était élégant et adroit, et avait des cils de rêveur qui arrachaient des soupirs aux pierres, mais elle le compara avec le souvenir de Florentino Ariza assis sous les amandiers du petit parc, pauvre et maigre, son livre de poèmes sur les genoux, et dans son coeur elle ne trouva pas l’ombre d’un doute.

Pendant ce temps, Hildebranda Sánchez délirait d’espoir car elle avait rendu visite à une pythie dont la voyance l’avait médusée. Effrayée par les intentions de son père, Fermina Daza alla la consulter elle aussi. Les cartes prédirent qu’il n’y avait dans son avenir aucun obstacle à un mariage long et heureux, et cet augure lui rendit l’espoir car elle ne concevait pas qu’un destin aussi harmonieux pût être lié à un homme autre que celui qu’elle aimait. Exaltée par cette certitude elle décida d’assumer son libre arbitre. La correspondance télégraphique avec Florentino Ariza cessa d’être un concert d’intentions et de promesses illusoires pour devenir pratique, méthodique et plus intense que jamais. Ils fixèrent les dates, décidèrent des modalités, engagèrent leur vie dans la détermination commune de se marier sans demander la permission à personne, où que ce fût et de quelque façon que ce fût, dès qu’ils se seraient retrouvés. Fermina Daza prenait cet engagement avec tant de sérieux que le soir où son père l’autorisa à assister à son premier bal d’adulte, au village de Fonseca, il ne lui parut pas décent d’accepter sans le consentement de son fiancé. Ce soir-là, Florentino Ariza était à l’hôtel de passe en train de jouer aux cartes avec Lotario Thugut lorsqu’on vint le prévenir qu’un télégramme urgent l’attendait.

C’était le télégraphiste de Fonseca qui avait réquisitionné sept stations intermédiaires afin que Fermina Daza pût demander la permission d’aller au bal. Mais une fois qu’elle l’eût obtenue, elle ne se contenta pas d’une simple réponse affirmative et exigea la preuve que c’était bien Florentino Ariza qui frappait les touches à l’autre bout de la ligne. Plus éberlué que flatté, il composa une phrase d’identification : Dites-lui que je le jure sur la tête de la Déesse couronnée. Fermina Daza reconnut le mot de passe et assista à son premier bal jusqu’à sept heures du matin puis se changea en toute hâte pour ne pas arriver en retard à la messe. Au fond de la malle il y avait alors plus de lettres et de télégrammes que ne lui en avait pris son père, et Fermina Daza avait appris les bonnes manières d’une femme mariée. Lorenzo Daza interpréta la transformation de sa conduite comme l’évidence que la distance et le temps l’avaient guérie de ses fantaisies juvéniles, mais il ne l’informa jamais de son projet de mariage. Leurs relations devinrent fluides, à l’intérieur des limites formelles qu’elle avait imposées depuis le renvoi de la tante Escolástica, et leur coexistence était assez aisée pour que personne ne doutât qu’elle était fondée sur la tendresse.

C’est à cette époque que Florentino Ariza décida de lui raconter dans ses lettres qu’il voulait à tout prix repêcher pour elle le trésor du galion englouti. C’était la pure vérité et l’idée lui en était venue en un souffle d’inspiration, un après-midi lumineux où la mer semblait parsemée d’aluminium à cause de la quantité de poissons remontés à la surface sous l’effet de la barbasque. Tous les oiseaux du ciel étaient excités par le massacre, et les pêcheurs devaient les épouvanter de leurs rames afin qu’ils ne leur disputassent pas les fruits du miracle interdit. L’utilisation de la barbasque, qui ne faisait qu’endormir les poissons, était punie par la loi depuis l’époque coloniale, mais elle était restée une pratique courante chez les pêcheurs des Caraïbes qui l’utilisaient au vu et au su de tous jusqu’au jour où elle fut remplacée par de la dynamite. Un des passe-temps de Florentino Ariza, tant que dura le voyage de Fermina Daza, était de regarder depuis la jetée comment les pêcheurs chargeaient leurs pirogues à fond plat avec les énormes filets remplis de poissons endormis. En même temps, une bande de gamins qui nageaient comme des requins suppliaient les curieux de leur jeter des pièces de monnaie qu’ils repêchaient ensuite au fond de l’eau. C’étaient les mêmes qui allaient à la nage au-devant des transatlantiques et à propos desquels on avait écrit tant de chroniques de voyages aux Etats-Unis et en Europe, à cause de leur perfection dans l’art de la plongée. Florentino Ariza les connaissait depuis toujours, avant même d’avoir connu l’amour, mais il n’avait jamais eu l’idée qu’ils pussent être capables de remonter la fortune du galion. Cela lui traversa l’esprit ce même après-midi, et depuis le dimanche suivant jusqu’au retour de Fermina Daza, une année plus tard, il eut une raison supplémentaire de délirer.

Euclide, un des petits nageurs, s’enthousiasma autant que lui à l’idée d’une exploration sous-marine, après une conversation qui ne dura pas plus de dix minutes. Florentino Ariza ne lui révéla pas le véritable but de l’entreprise mais s’informa à fond sur ses facultés de plongeur et de navigateur. Il lui demanda s’il pourrait descendre sans reprendre souffle jusqu’à vingt mètres de profondeur, et Euclide répondit oui. Il lui demanda s’il était en condition de mener à lui tout seul une pirogue de pêcheur en pleine mer au milieu d’une tempête sans autre instrument que son instinct, et Euclide répondit oui. Il lui demanda s’il serait capable de localiser un endroit exact à seize milles marins au nord-ouest de la plus grande île de l’archipel de Sotavento, et Euclide répondit oui. Il lui demanda s’il était capable de naviguer la nuit en s’orientant d’après les étoiles et Euclide répondit oui. Il lui demanda s’il était disposé à faire le travail pour un salaire identique à celui que lui payaient les pêcheurs pour les aider à pêcher, et Euclide répondit oui mais avec un supplément de cinq réaux le dimanche. Il lui demanda s’il savait se défendre des requins, et Euclide répondit oui car il possédait des artifices magiques pour les effrayer. Il lui demanda s’il était capable de garder un secret même si on le soumettait aux instruments de torture du palais de l’Inquisition, et Euclide répondit oui car il ne disait jamais non et il savait dire oui avec une telle conviction qu’il n’y avait pas moyen de douter de lui. À la fin, il calcula les dépenses : location de la pirogue, location de la pagaie, location d’un attirail de pêche afin que nul ne soupçonnât la vérité de ses incursions. Il devait aussi emporter de quoi manger, une gourde d’eau douce, une lampe à huile, un paquet de bougies en cire et une corne de chasseur pour appeler au secours en cas d’urgence.

Euclide avait douze ans, il était rapide et malin, parlait sans arrêt, et avait un corps d’anguille qui semblait fait pour se faufiler par un oeil-de-boeuf. Le grand air lui avait tanné la peau au point qu’il était impossible d’imaginer quelle était sa vraie couleur, et ses grands yeux jaunes n’en paraissaient que plus radieux. Florentino décida tout de suite qu’il était le complice parfait pour une aventure d’une telle envergure et ils s’y lancèrent sans plus attendre le dimanche suivant.

Ils levèrent l’ancre dans le port des pêcheurs au petit jour, bien équipés et encore mieux disposés. Euclide, presque nu, avec le cache-sexe qu’il portait en permanence, Florentino Ariza avec sa redingote, son chapeau infernal, ses bottines de cuir verni, son noeud de poète autour du cou et un livre pour passer le temps pendant la traversée vers les îles. Le tout premier dimanche il s’était rendu compte qu’Euclide était aussi habile navigateur que bon plongeur et qu’il possédait une connaissance étonnante de la nature de la mer et de la ferraille entassée dans la baie. Il pouvait raconter avec des détails surprenants l’histoire de chaque coque de navire rongée par la rouille, il savait l’âge de chaque bouée, l’origine de n’importe quelle épave, et le nombre de maillons de la chaîne avec laquelle les Espagnols fermaient l’entrée de la baie. Craignant qu’il ne connût aussi le but de l’expédition, Florentino Ariza lui posa quelques questions malicieuses et constata qu’Euclide n’avait pas le moindre soupçon sur le galion coulé.

Dès qu’il avait entendu l’histoire du trésor, à l’hôtel de passe, Florentino Ariza s’était renseigné sur tout ce qu’il était possible de savoir quant aux habitudes des galions. Il apprit ainsi que le San José n’était pas seul sur les fonds de coraux. En effet, c’était le navire enseigne de la flotte de Terre ferme et il était arrivé ici après le mois de mai 1708, en provenance de la légendaire foire de Portobello, à Panama, où il avait chargé une partie de sa fortune : trois cents coffres remplis d’argent du Pérou et de Veracruz, et cent dix coffres de perles rassemblées et comptées sur l’île de Contadora. Pendant le long mois où il était resté ancré ici, il n’y avait eu de jour ni de nuit qui ne se soit passé en fête populaire, et on avait chargé le reste du trésor destiné à sauver de la misère le royaume d’Espagne : cent dix coffres d’émeraudes de Muzo et de Somondoco, et trente millions de pièces d’or.

La flotte de Terre ferme se composait d’au moins douze bâtiments de diverses grandeurs et leva l’ancre en voguant de conserve avec une escadre française, qui, bien qu’armée jusqu’aux dents, ne put sauver l’expédition de la canonnade de l’escadre anglaise placée sous le commandement de Carlos Wager et embusquée dans l’archipel de Sotavento, à la sortie de la baie. Le San José n’était donc pas le seul navire à avoir été coulé, bien qu’il n’y eût aucune certitude documentaire sur le nombre exact de marins qui avaient succombé ni sur ceux qui avaient réussi à échapper au feu des Anglais. Il ne faisait cependant aucun doute que le navire enseigne avait été un des premiers à couler à pic avec tout l’équipage et son capitaine immobile dans sa forteresse, et qu’il transportait à lui seul le chargement principal.

Florentino Ariza avait regardé la route des galions sur les cartes de l’époque, et croyait avoir décelé l’endroit du naufrage. Ils sortirent de la baie entre les deux forteresses de la Petite Bouche et après quatre heures de navigation entrèrent dans le lagon intérieur de l’archipel où, sur les fonds de coraux, on pouvait attraper à la main les langoustes endormies. L’air était si ténu et la mer si diaphane et sereine que Florentino Ariza sentit qu’il était comme son propre reflet dans l’eau. Au bout du lagon, à deux heures de la plus grande île, se trouvait le lieu du naufrage.

Congestionné, dans son habit funèbre, sous le soleil infernal, Florentino Ariza ordonna à Euclide d’essayer de descendre à vingt mètres et de lui rapporter ce qu’il trouverait au fond. L’eau était si claire qu’il le voyait bouger sous la surface comme un requin frétillant parmi les requins bleus qui le croisaient sans le toucher. Puis il le vit disparaître derrière un buisson de corail et au moment où il pensait qu’il ne devait plus lui rester d’air, il entendit sa voix derrière son dos. Euclide était debout, bras levés, de l’eau jusqu’à la ceinture. Ils continuèrent de chercher des endroits plus profonds, toujours vers le nord, naviguant au-dessus des tièdes raies cornues, des poulpes timides, des rosiers des ténèbres, jusqu’à ce qu’Euclide comprit qu’ils perdaient leur temps.

« Si tu ne me dis pas ce que tu veux que je trouve, je ne sais pas comment je pourrai le trouver », lui dit-il.

Mais Florentino Ariza ne le lui dit pas. Alors Euclide lui proposa de se déshabiller et de descendre avec lui ne fût-ce que pour voir cet autre ciel sous le monde qu’étaient les fonds de coraux. Mais Florentino Ariza avait l’habitude de dire que Dieu avait fait la mer pour qu’on la voie par la fenêtre, et il n’avait jamais appris à nager. L’après-midi, le ciel se couvrit, l’air devint froid et humide et la nuit tomba si vite qu’ils durent allumer la lanterne pour trouver le port. Avant d’entrer dans la baie ils virent passer tout près d’eux le transatlantique de France, tous feux allumés, énorme et blanc, qui laissa derrière lui un sillage de soupe tendre et de chou-fleur bouilli. Ils perdirent ainsi trois dimanches et auraient fini par les perdre tous si Florentino Ariza n’avait pris la décision de partager son secret avec Euclide. Ce dernier changea alors tout le plan de recherche et ils se mirent à naviguer par l’ancien chenal des galions qui était à plus de vingt lieues marines à l’est de l’endroit prévu par Florentin Ariza. À peine deux mois plus tard, un après-midi qu’il pleuvait sur la mer, Euclide resta très longtemps sous l’eau et la pirogue avait tant dérivé qu’il dut nager près d’une demi-heure pour la rejoindre car Florentino Ariza ne parvenait pas à s’approcher de lui en ramant. Lorsque enfin il réussit à l’aborder, il sortit de sa bouche et montra comme un trophée de la persévérance deux bijoux de femme.

Ce qu’il se mit à raconter était si fascinant que Florentino Ariza se promit d’apprendre à nager et à plonger le plus profond possible, ne fût-ce que pour le voir de ses propres yeux. Il raconta qu’à cet endroit, à dix mètres de profondeur à peine, il y avait une telle quantité de vieux voiliers couchés entre les coraux qu’on ne pouvait même pas les compter et qu’ils étaient éparpillés sur une distance si grande qu’on les perdait de vue. Il raconta que le plus surprenant était qu’aucune des innombrables carcasses de bateaux qui se trouvaient à flot dans la baie n’était en aussi bon état que les navires engloutis. Il raconta qu’il y avait plusieurs caravelles avec leur voilure intacte, que les navires échoués étaient visibles au fond et que le temps et l’espace semblaient avoir coulé avec eux car ils étaient éclairés par le même soleil que lorsqu’ils avaient sombré à pic le samedi 9 juin à onze heures du matin. Il raconta, étouffé par l’ardeur de sa propre imagination, que le plus facile à distinguer était le galion San José dont le nom était visible en lettres d’or sur la poupe, mais qu’il était aussi le navire le plus endommagé par l’artillerie des Anglais. Il raconta avoir vu à l’intérieur un poulpe vieux de trois siècles dont les tentacules sortaient par la bouche des canons mais qu’il avait tant grossi dans la salle à manger que pour le libérer il eût fallu démolir le navire. Il raconta qu’il avait vu le corps du commandant revêtu de son uniforme de guerre flotter de côté à l’intérieur de l’aquarium du gaillard d’avant et que s’il n’était pas descendu dans les cales où se trouvait le trésor c’était parce qu’il ne lui restait plus d’air dans les poumons. Les preuves étaient là : une boucle d’oreille avec une émeraude et une médaille de la Sainte Vierge avec sa chaîne rongée par le sel.

Alors, pour la première fois, Florentino Ariza mentionna le trésor à Fermina Daza dans une lettre qu’il lui envoya à Fonseca peu avant son retour. L’histoire du galion englouti lui était familière parce qu’elle avait souvent entendu Lorenzo Daza raconter qu’il avait perdu du temps et de l’argent à tenter de convaincre une équipe de plongeurs allemands de s’associer avec lui pour repêcher le trésor englouti. Il eût persévéré dans l’entreprise si plusieurs membres de l’Académie d’histoire ne l’avaient convaincu que la légende du galion naufragé avait été inventée par un quelconque bandit de vice-roi qui s’était ainsi renfloué avec les biens de la Couronne. En tout cas, Fermina Daza savait que le galion gisait à deux cents mètres de profondeur où nul être humain ne pouvait l’atteindre, et non à vingt mètres comme le disait Florentino Ariza. Mais elle était si habituée à ses excès poétiques qu’elle célébra l’aventure du galion comme un des plus réussis. Cependant, lorsqu’elle continua de recevoir des lettres avec des détails plus fantastiques encore, elle ne put s’empêcher d’avouer à Hildebranda Sánchez sa crainte que son fiancé, halluciné, n’eût perdu la raison.

Pendant ce temps, Euclide était remonté à la surface avec tant de preuves de sa fable qu’il n’était plus question de brasser de l’air avec des boucles d’oreilles ou des bagues perdues entre les coraux, mais de mettre sur pied une grande entreprise pour repêcher la cinquantaine de navires avec la fortune babylonienne qu’ils renfermaient. Alors arriva ce qui tôt ou tard devait arriver : Florentino Ariza demanda à sa mère de l’aider à mener à bien son aventure. Il suffit à celle-ci de mordre le métal des bijoux et de regarder à contre-jour les morceaux de verre pour se rendre compte que quelqu’un prospérait aux dépens de la candeur de son fils. Euclide jura à genoux devant Florentino Ariza qu’il n’y avait rien de louche dans l’affaire mais il ne se montra au port de pêche ni le dimanche suivant, ni plus jamais nulle part.

De cette débâcle ne resta à Florentino Ariza que le refuge d’amour du phare. Il l’avait rejoint dans la pirogue d’Euclide un soir que la tempête les avait surpris en pleine mer, et il avait pris l’habitude de s’y rendre l’après-midi pour bavarder avec le gardien des irracontables merveilles de la terre et de l’eau que celui-ci connaissait. Ce fut le début d’une amitié qui survécut à bien des transformations du monde. Florentino Ariza apprit à alimenter la lumière, d’abord avec du bois puis avec des jarres d’huile, avant que l’électricité n’arrivât jusqu’à nous. Il apprit à la diriger et à l’augmenter à l’aide de miroirs, et lorsque le gardien ne le pouvait c’était lui qui surveillait la mer du haut de la tour. Il apprit à connaître les bateaux à leur voix, à l’étendue de leur lumière sur l’horizon, et à percevoir que quelque chose d’eux lui revenait dans les éclairs du phare.

La journée, le plaisir était autre, surtout les dimanches. Dans le quartier des Vice-Rois, où vivaient les riches de la vieille ville, les plages des femmes étaient séparées de celles des hommes par un mur en mortier : l’une à droite, l’autre à gauche du phare. Et le gardien avait installé une longue-vue grâce à laquelle on pouvait contempler, pour un centime, la plage des femmes. Les demoiselles de la bonne société, qui ne se savaient pas observées, se montraient du mieux qu’elles pouvaient dans leurs costumes de bain aux grands volants, leurs sandalettes et leurs chapeaux qui occultaient presque autant les corps que les vêtements de ville et étaient même moins séduisants. Assises sur la plage en plein soleil dans des rocking-chairs en osier, avec les mêmes robes, les mêmes chapeaux à plumes, les mêmes ombrelles d’organdi avec lesquelles elles se rendaient à la messe, leurs mères les surveillaient de crainte que les hommes des plages voisines ne les séduisissent sous l’eau. En vérité, avec la longue-vue on ne pouvait rien voir de plus ni de plus excitant que ce que l’on pouvait voir dans la rue, mais nombreux étaient les clients qui venaient chaque dimanche se disputer le télescope pour le simple plaisir de goûter aux fruits inspides de l’enclos voisin.

L’un d’eux était Florentino Ariza, plus par ennui que par plaisir, mais ce ne fut pas cette distraction additionnelle qui scella son amitié avec le gardien du phare. La véritable raison fut qu’après la rebuffade de Fermina Daza, lorsqu’il attrapa la fièvre des amours désunies pour tenter de la remplacer, nulle part ailleurs qu’en haut du phare il ne vécut d’heures plus heureuses ni ne trouva de meilleur réconfort à son infortune. C’était l’endroit qu’il aimait le plus. Au point que des années durant il tenta de convaincre sa mère et plus tard l’oncle Léon XII, de l’aider à l’acheter. Les phares des Caraïbes étaient alors propriété privée et leurs propriétaires percevaient un droit d’entrée dans le port, selon la taille des bateaux. Florentino Ariza pensait que c’était la seule manière honorable de faire de bonnes affaires avec la poésie, mais ni sa mère ni son oncle ne pensaient de même et lorsqu’il en eut les moyens, les phares étaient devenus propriété de l’État.

Pourtant, aucune de ces chimères ne fut vaine. La fable du galion puis la nouveauté du phare le consolèrent de l’absence de Fermina Daza et alors qu’il s’y attendait le moins, il apprit la nouvelle de son retour. En effet, après un séjour prolongé à Riohacha, Lorenzo Daza avait décidé de rentrer. En cette saison la mer n’était guère bienveillante, à cause des alizés de décembre, et la goélette historique, la seule à risquer la traversée, pouvait au petit jour se retrouver dans le port de départ après avoir été repoussée par des vents contraires. C’est ce qui arriva. Fermina Daza avait passé une nuit d’agonie à vomir de la bile, ligotée sur la couchette d’une cabine qui ressemblait aux cabinets d’une gargote tant à cause de son étroitesse étouffante que de la puanteur et de la chaleur. Le tangage était si violent qu’elle eut plusieurs fois l’impression que les courroies du lit allaient être arrachées. Depuis le pont lui parvenaient des fragments de cris douloureux qui lui semblaient des cris de naufragés, et les ronflements de tigre de son père dans la couchette d’à côté ne contribuaient qu’à accroître sa terreur. Pour la première fois en presque trois ans elle passa une nuit blanche sans penser une seule fois à Florentino Ariza, tandis que lui, en revanche, souffrait d’insomnie dans le hamac de l’arrière-boutique, comptant une à une les minutes éternelles qui manquaient pour qu’elle fût de retour. Au petit matin le vent cessa soudain et la mer redevint calme, et Fermina Daza s’aperçut qu’elle avait dormi malgré les ravages du mal de mer car elle fut réveillée par le vacarme de la chaîne de l’ancre. Elle détacha les courroies et passa la tête par le hublot dans l’espoir de reconnaître Florentino Ariza dans le tumulte du port, mais elle ne vit que les entrepôts de la douane entre les palmiers dorés par le premier soleil de la journée, et la jetée de planches pourries de Riohacha d’où la goélette avait levé l’ancre la nuit précédente.

Le reste de la journée fut comme une hallucination. Elle se trouvait dans la même maison où elle avait habité la veille, recevant les mêmes visiteurs qui étaient venus lui dire au revoir, parlant des mêmes choses, abasourdie par le sentiment de revivre un morceau de vie déjà vécu. La répétition était à ce point fidèle que Fermina Daza tremblait à la seule idée que le voyage en goélette en fût une autre car son seul souvenir l’emplissait de terreur. Cependant l’unique autre possibilité de rentrer chez elle signifiait deux semaines à dos de mule par les corniches de la montagne et dans des conditions plus dangereuses encore que la première fois car une nouvelle guerre civile, qui avait éclaté dans l’État andin du Cauca, se ramifiait dans les provinces des Caraïbes. De sorte qu’à huit heures du soir elle fut de nouveau accompagnée jusqu’au port par le même cortège de parents tapageurs, les mêmes larmes d’adieu et le même bric-à-brac de cadeaux de dernière heure qui ne tenaient pas à l’intérieur de la cabine. Au moment de lever l’ancre, les hommes de la famille saluèrent la goélette par une salve de coups de feu tirés en l’air et Lorenzo Daza en fit autant depuis le pont en tirant cinq coups de revolver. L’anxiété de Fermina Daza se dissipa très vite car toute la nuit le vent fut favorable et la mer avait un parfum de fleurs qui l’aida à s’endormir sans les courroies de sécurité. Elle rêva qu’elle retrouvait Florentino Ariza, que celui-ci avait ôté le visage qu’elle lui avait toujours vu car il n’était en réalité qu’un masque, et que son vrai visage était identique.

Elle se leva très tôt, intriguée par l’énigme du rêve et trouva son père en train de boire un café sans sucre et un cognac dans le carré du capitaine, l’oeil tordu par l’alcool mais sans le moindre indice d’incertitude quant à son retour.

Ils entrèrent dans le port. La goélette glissa en silence à travers le labyrinthe des voiliers ancrés dans la crique du marché public dont on percevait le remugle à plusieurs lieues en mer, et l’aube était saturée d’une bruine lumineuse qui en peu de temps se transforma en une magistrale averse. Accoudé au balcon du télégraphe, Florentino Ariza reconnut la goélette qui traversait la baie des Âmes, la voilure découragée par la pluie, et jetait l’ancre devant le débarcadère du marché. La veille, il avait attendu jusqu’à onze heures du matin et avait appris par un télégramme fortuit le retard de la goélette dû aux vents contraires, et le matin suivant, dès quatre heures, il était revenu l’attendre. Il l’attendit sans détacher les yeux des chaloupes qui conduisaient jusqu’au quai les rares passagers qui avaient décidé de débarquer malgré la tempête. La plupart d’entre eux devaient abandonner la barque à mi-chemin et atteindre le débarcadère en pataugeant dans la boue. À huit heures, après avoir attendu en vain une éclaircie, un porteur noir, de l’eau jusqu’à la ceinture, souleva Fermina Daza sur le pont de la goélette et la porta dans ses bras jusqu’à la rive, mais elle était trempée des pieds à la tête et Florentino Ariza ne la reconnut pas.

Elle ne prit conscience de la maturité qu’elle avait acquise pendant ce voyage qu’au moment d’entrer dans la maison fermée, et elle entreprit sans attendre la tâche héroïque de la rendre vivable, avec l’aide de Gala Placidia, la servante noire qui était revenue de son vieux refuge d’esclaves dès qu’elle avait appris leur retour. Fermina Daza n’était plus la fille unique, à la fois soumise et tyrannisée par son père, mais la maîtresse et la dame d’un empire de poussière et de toiles d’araignée que seule la force d’un amour invincible pouvait remettre debout. Elle ne se laissa pas abattre parce qu’elle se sentait inspirée par un souffle de lévitation qui lui eût permis de soulever des montagnes. Le soir même du retour, alors qu’ils buvaient du chocolat et mangeaient des beignets assis à la grande table de la cuisine, son père, avec la solennité de qui accomplit un acte sacré, lui délégua le pouvoir de gouverner la maison.

« Je te remets les clefs de ta vie », lui dit-il.

Elle, avec ses dix-sept ans révolus, le prit au mot tambour battant, consciente que chaque pouce de liberté gagné l’était pour l’amour. Le lendemain, après une nuit de cauchemars, elle souffrit pour la première fois du mal du retour en ouvrant la fenêtre du balcon et en voyant de nouveau la petite bruine triste sur le parc, la statue du héros décapité, le banc de marbre où Florentino Ariza s’asseyait avec son livre de poèmes. Elle ne pensait plus à lui comme au fiancé impossible mais comme à l’époux certain à qui elle se devait tout entière. Elle sentit combien lui pesait le temps perdu depuis son départ, combien il lui en avait coûté d’être vivante, combien elle allait avoir besoin d’amour pour aimer son homme ainsi que Dieu l’ordonnait. Elle fut surprise de ne pas le voir dans le petit parc où il venait si souvent malgré la pluie et de n’avoir reçu aucun message de lui par aucune voie, pas même un présage, et soudain elle frissonna à l’idée qu’il était peut-être mort. Mais elle écarta aussitôt cette pensée car dans la frénésie des télégrammes des derniers jours et devant l’imminence du retour ils avaient oublié de convenir d’un moyen pour renouer le contact lorsqu’elle serait arrivée.

En fait, Florentino Ariza était sûr qu’elle n’était pas rentrée et ce fut le télégraphiste de Riohacha qui lui confirma qu’elle avait embarqué le vendredi précédent sur la goélette qui était arrivée avec un jour de retard à cause des vents contraires. Il passa toute la fin de la semaine à guetter un signe de vie dans la maison et le lundi soir il vit, à travers les fenêtres, une lumière ambulante qui peu après s’éteignit dans la chambre au balcon. Il ne dormit pas, en proie aux mêmes angoisses nauséeuses qui avaient perturbé ses premières nuits d’amour. Tránsito Ariza se leva au chant du coq, inquiète que son fils, sorti dans le jardin, ne fût pas rentré après minuit, et ne le trouva pas dans la maison. Il était parti errer sur les quais, récitant des poèmes d’amour dans le vent, pleurant de joie, attendant que le jour eût fini de se lever. À huit heures, il était assis sous les arcades du café de la Paroisse, hébété par sa nuit blanche, essayant d’imaginer une façon de faire parvenir à Fermina Daza ses souhaits de bienvenue, lorsqu’il se sentit secoué par un haut-le-corps qui lui déchira les entrailles.

Elle était là. Elle traversait la place de la Cathédrale, accompagnée de Gala Placidia qui portait les paniers du marché, et c’était la première fois qu’elle n’était pas vêtue de son uniforme de collégienne. Elle était plus grande que lorsqu’elle était partie, plus modelée et plus intense, avec une beauté épurée par une assurance de grande personne. Sa tresse avait repoussée mais elle était enroulée sur son épaule gauche et ne lui tombait plus dans le dos, et ce simple changement la dépouillait de toute expression infantile. Florentino Ariza, éberlué, resta cloué sur place jusqu’à ce que la créature magique eût traversé toute la place sans détourner les yeux de son chemin. Mais le même pouvoir irrésistible qui le paralysait l’obligea à se précipiter sur ses traces lorsqu’elle tourna le coin de la cathédrale et se perdit dans le tumulte assourdissant des ruelles commerçantes.

Il la suivit sans se faire voir, découvrant les gestes quotidiens, la grâce, la maturité prématurée de l’être qu’il aimait le plus au monde et qu’il voyait pour la première fois dans son état naturel. La facilité avec laquelle elle se frayait un chemin dans la foule l’étonna. Tandis que Gala Placidia se cognait partout, que ses paniers restaient coincés et qu’elle devait courir pour la rattraper, Fermina Daza naviguait dans le désordre de la rue, auréolée d’un espace propre et d’un temps différent, sans se heurter à quiconque, comme une chauve-souris dans les ténèbres. Elle s’était très souvent rendue dans le quartier commerçant avec la tante Escolástica, mais pour de menus achats car son père se chargeait lui-même de l’approvisionnement de la maison, aussi bien en meubles et en nourriture qu’en vêtements pour les femmes. Ainsi cette première sortie fut-elle pour elle l’aventure fascinante qu’elle avait idéalisée dans ses rêves d’enfant.

Elle ne prêta aucune attention à l’insistance des charlatans qui lui offraient le sirop de l’amour éternel, ni aux suppliques des mendiants couchés sous les porches avec leurs plaies suintantes, ni au faux Indien qui tentait de lui vendre un caïman apprivoisé. Elle se laissa aller à une longue et minutieuse promenade, sans but précis, s’accordant des pauses qui n’avaient d’autre motif que de savourer sans hâte l’esprit des choses. Elle entrait sous chaque porche où il y avait quelque chose à vendre et partout elle trouvait quelque chose qui augmentait son envie de vivre. Elle s’enivra de la senteur de vétiver des étoffes dans les malles, elle s’enveloppa dans des soies imprimées, rit de son propre rire en se voyant déguisée en gitane avec une peineta et un éventail de fleurs peintes, devant le miroir en pied de l’Alambre de oro. À l’épicerie d’outre-mer, elle ouvrit un tonneau de harengs en saumure qui lui rappela ses nuits de toute petite fille à San Juan de la Ciénaga, lorsque le vent du nord-est soufflait une odeur de poisson. On lui fit goûter un boudin d’Alicante qui avait la saveur de la réglisse et elle en acheta deux pour le petit déjeuner du samedi ainsi que des queues de morue et une bouteille d’eau-de-vie de groseilles. Chez le marchand d’épices, pour le pur plaisir de l’odorat, elle froissa des feuilles de sauge et d’origan dans les paumes de ses mains et acheta une poignée de clous de girofle, une autre d’anis étoilé, une de gingembre et une de genièvre, et sortit en riant aux larmes à force d’avoir éternué sous l’effet du piment de Cayenne. Chez l’apothicaire français, tandis qu’elle achetait des savons de Reuter et de l’eau de benjoin, on lui appliqua derrière l’oreille une goutte du parfum à la mode à Paris et on lui donna une tablette désodorante pour chasser l’odeur du tabac.

Elle s’amusait à acheter, il est vrai, mais ce dont elle avait un besoin réel, elle l’achetait sans hésiter, avec une autorité qui ne permettait pas de penser qu’elle le faisait pour la première fois car elle était consciente que ce qu’elle achetait pour elle, elle l’achetait pour lui, douze yards de lin pour les nappes de leur table, de la percale pour les draps de leurs noces qui auraient à l’aube le parfum de leurs humeurs, le plus exquis de chaque chose qu’ils savoureraient ensemble dans la maison de l’amour. Elle marchandait et s’y entendait, discutait avec grâce et dignité jusqu’à obtenir le meilleur prix, et payait en pièces d’or que les marchands vérifiaient pour le seul plaisir de les entendre tinter sur le marbre du comptoir.

Florentino Ariza, qui l’épiait émerveillé et la suivait le souffle court, trébucha à plusieurs reprises sur les paniers de la servante qui répondit à ses excuses avec un sourire, et elle passa si près de lui qu’il parvint à percevoir la brise de son parfum. Elle ne le voyait pas, non parce qu’elle ne pouvait pas le voir mais à cause de la fierté de sa démarche. Elle lui semblait si belle, si séduisante, si différente des gens du commun qu’il ne comprenait pas pourquoi personne n’était comme lui bouleversé par le chant de castagnette de ses talons sur les pavés de la rue, ni pourquoi les coeurs ne battaient pas la chamade aux soupirs de ses volants, ni pourquoi personne ne devenait fou d’amour sous la caresse de ses cheveux, l’envol de ses mains, l’or de son rire. Il ne perdait aucun de ses gestes, aucune expression de sa personnalité, mais il n’osait l’approcher par crainte de briser l’enchantement. Cependant, lorsqu’elle se mêla à l’effervescence de la porte des Écrivains, il comprit qu’il risquait de perdre l’occasion désirée pendant tant d’années.

Fermina Daza partageait avec ses compagnes de collège l’idée étrange que la porte des Écrivains était un lieu de perdition, interdit, bien sûr, aux jeunes filles décentes. C’était une galerie d’arcades face à une placette où stationnaient les voitures de louage et les charrettes de marchandises tirées par des ânes, et où le commerce populaire devenait plus dense et plus mouvementé. Son nom datait de la Colonie parce que c’était là que s’asseyaient les calligraphes taciturnes qui portaient un gilet de drap et des manchettes de lustrine, et écrivaient sur commande toutes sortes de documents à des prix de pauvres : placets, réquisitoires, plaidoyers, lettres de félicitations ou faire-part de deuil, billets d’amour pour tous les âges. Ce n’était pas d’eux que venait la mauvaise réputation de ce marché turbulent mais de margoulins parvenus qui offraient sous le comptoir tous les artifices équivoques arrivés d’Europe en contrebande, depuis les cartes postales obscènes et les onguents prometteurs jusqu’aux célèbres préservatifs catalans, certains à crêtes d’iguane qui s’agitaient le moment venu, d’autres avec, à leur extrémité, des fleurs qui ouvraient leurs pétales selon la volonté de l’usager. Fermina Daza, peu habituée à la rue, passa sous la porte sans faire attention, cherchant de l’ombre qui la soulageât du soleil redoutable de onze heures.

Elle s’enfonça dans le brouhaha chaleureux des cireurs de chaussures, des vendeurs d’oiseaux, des bouquinistes, des guérisseurs, et des marchandes de friandises qui criaient par-dessus le tumulte les nougats à l’ananas pour Susana, à la noix de coco pour les marmots, au sucre roux pour les fous. Mais elle était indifférente au vacarme, car elle avait été tout de suite captivée par un papetier qui faisait des démonstrations d’encres magiques, encres rouges ayant l’aspect du sang, encres aux miroitements tristes pour les avis funèbres, encres phosphorescentes pour lire dans le noir, encres invisibles que révélait l’éclat de la lumière. Elle les voulait toutes pour jouer avec Florentino Ariza, pour l’effrayer de son astuce, mais au bout de plusieurs essais elle se décida pour un petit flacon d’encre d’or. Puis elle se dirigea vers les confiseuses assises derrière leurs grands bocaux et acheta six gâteaux de chaque sorte en les désignant du doigt à travers le cristal parce qu’elle ne parvenait pas à se faire entendre au milieu des cris : six cheveux d’ange, six caramels au lait, six pavés de sésame, six palets au manioc, six diablotins, six pets-de-nonne, six bouchées-du-roi, six de ceci, six de cela, six de tout, et elle les mettait dans les paniers de la servante avec une grâce irrésistible, étrangère au tourment des nuages de mouches sur les sirops, étrangère au tohu-bohu incessant, étrangère aux bouffées de sueur rance qui montaient dans la chaleur mortelle. Une négresse joyeuse avec un foulard coloré sur la tête, ronde et belle, la réveilla de l’enchantement en lui offrant un triangle d’ananas piqué sur la pointe d’un couteau de boucher. Elle le prit, le mit tout entier dans sa bouche, le savoura et le savourait encore le regard perdu dans la foule lorsqu’une commotion la fit trembler sur place. Dans son dos, si près de son oreille que dans ce charivari elle seule put la percevoir, elle avait entendu la voix :

« Ce n’est pas un endroit convenable pour une déesse couronnée. »

Elle se retourna et vit, à deux centimètres de ses yeux les autres yeux de glace, le visage livide, les lèvres pétrifiées par la peur, tels qu’elle les avait vus dans la bousculade de la messe de minuit la première fois qu’il s’était trouvé près d’elle, et à la différence d’alors elle n’éprouva pas l’envoûtement de l’amour mais l’abîme du désenchantement. En l’espace d’une seconde elle eut la révélation de la magnitude de sa propre erreur et se demanda atterrée comment elle avait pu réchauffer pendant si longtemps et avec tant de sacrifices une telle chimère dans son coeur. C’est à peine si elle parvint à penser : « Mon Dieu, le pauvre homme ! » Florentino Ariza sourit, tenta de dire quelque chose, tenta de la suivre, mais elle l’effaça à jamais de sa vie par un geste de la main.

« Non, monsieur, c’est fini. »

Ce même après-midi, tandis que son père faisait la sieste, elle envoya Gala Placidia lui porter une lettre de deux lignes : Aujourd’hui, en vous voyant, j’ai compris que notre histoire n’était qu’une illusion. La servante lui rapporta ses télégrammes, ses poèmes, ses camélias séchés, et lui demanda de rendre les lettres et les cadeaux qu’elle lui avait envoyés : le missel de la tante Escolástica, les nervures des feuilles de son herbier, le centimètre carré de l’habit de saint Pierre Claver, les effigies de saints, la tresse de ses quinze ans avec le ruban de soie de son uniforme d’écolière. Les jours suivants, au bord de la folie, il lui écrivit de nombreuses lettres de désespoir et harcela la servante pour qu’elle les lui remît mais celle-ci respecta les instructions formelles de n’accepter que les cadeaux rendus. Elle insista avec tant d’empressement que Florentino Ariza renvoya tout sauf la tresse qu’il ne voulait rendre qu’à Fermina Daza en personne afin de lui parler ne serait-ce qu’un instant. Il n’y réussit pas. Craignant que son fils ne prît une décision fatale, Tránsito Ariza laissa son orgueil de côté pour demander de grâce à Fermina Daza de lui concéder cinq minutes d’entretien, et Fermina Daza la reçut un instant sur le pas de sa porte, sans l’inviter à entrer, sans un atome de faiblesse. Deux jours plus tard, au terme d’une dispute avec sa mère, Florentino Ariza décrocha du mur de sa chambre le nid de cristal poussiéreux où la tresse était exposée comme une relique sacrée, et Tránsito Ariza elle-même la rendit dans son étui de velours brodé de fils d’or. Florentino Ariza n’eut plus jamais l’occasion de voir Fermina Daza seule, ni de lui parler tête à tête lors des nombreuses rencontres de leurs très longues vies, jusqu’à cinquante et un ans, neuf mois et quatre jours plus tard, lorsque au premier soir de son veuvage il lui renouvela son serment de fidélité éternelle et son amour à jamais.